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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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des bêtes, autrement dit qu’on nous
faisait monter dans des wagons à bestiaux ? Le problème, ce n’était pas qu’un
wagon à bestiaux ne soit pas un wagon de voyageurs. J’ai été transportée deux
fois la même année dans un de ces wagons – qu’on les désigne comme on veut – d’un
camp à un autre, et la deuxième fois je ne me suis pas sentie si mal. Alors que
pendant le voyage de Theresienstadt à Auschwitz nous nous trouvions dans un
piège à rats.
    Les portes étaient hermétiquement fermées, l’air n’entrait
que par le petit carré d’une fenêtre. Peut-être y avait-il à l’autre bout du
wagon une autre fenêtre identique, mais les bagages étaient entassés devant. Dans
les films ou les livres sur ces convois, qui ont été assez souvent utilisés
depuis par des ouvrages de fiction, le héros se tient à la fenêtre, l’air
pensif, ou à la lucarne, ou il soulève un enfant à la lucarne, ou bien une
personne qui se trouve à l’extérieur regarde un prisonnier à la lucarne. Mais
en réalité il n’y avait qu’une personne qui pouvait se tenir là, et celle-ci ne
cédait pas si facilement sa place, d’autant que c’était forcément quelqu’un qui
savait jouer des coudes. Le wagon était tout simplement trop plein. Les gens
avaient emporté tout ce qu’ils possédaient. On leur avait d’ailleurs ordonné d’emporter
tout ce qu’ils possédaient. Avec le cynisme de la cupidité, les nazis se
faisaient livrer par les Juifs eux-mêmes, sur la rampe d’Auschwitz, leurs
derniers biens, avec la torture que représentait ce manque de place
supplémentaire. Certes on ne possédait pas grand-chose lorsqu’on venait de
Theresienstadt, mais c’était quand même trop pour un train de marchandises déjà
bondé d’humains. Combien étions-nous : soixante, quatre-vingts ? Très
vite le wagon se mettait à sentir l’urine et les excréments, il fallait trouver
des récipients dans ce qu’on avait emporté, et il n’y avait que la petite
lucarne pour les vider.
    Je ne sais pas combien de temps a duré le voyage. En
regardant la carte, je vois qu’il n’y a pas une si grande distance de
Theresienstadt à Auschwitz. Pourtant ce voyage est le plus long que j’aie
jamais fait. Peut-être le train s’est-il arrêté et a-t-il attendu à plusieurs
reprises. À l’arrivée à Auschwitz, c’est sûr, mais sans doute même avant, les
wagons sont restés immobilisés, et la température montait à l’intérieur. Panique.
Transpiration des corps qui ne résistaient plus à la chaleur dans un air qui
devenait de minute en minute de moins en moins respirable. C’est depuis que je
crois avoir une idée de ce qu’on devait éprouver dans les chambres à gaz. Le
sentiment d’être abandonné ; je ne veux pas dire par là d’être oublié ;
nous n’étions pas oubliés, car le wagon était sur des rails, avait une
destination, arriverait à un moment ou à un autre ; mais nous étions
rejetés, mis sur la touche, entassés dans une caisse comme de vieux ustensiles
inutiles. Une vieille femme à côté de ma mère a lentement perdu le contrôle d’elle-même,
elle tremblait, gémissait, et je lui en voulais ; elle m’impatientait
parce que son cerveau ne résistait plus, qu’elle ajoutait au grand malheur de
notre impuissance collective le petit malheur de son impuissance personnelle. C’était
certainement une réaction de défense contre le fait qu’un adulte perde la
raison en ma présence. À la fin la vieille femme s’égara complètement. Elle s’assit
sur les genoux de ma mère et urina. Je vois encore comme si j’y étais aujourd’hui
le visage de ma mère, encore lisse à cette époque, crispé, dégoûté dans la
pénombre du wagon ; elle poussa la vieille femme de sur ses genoux, mais
sans brutalité, sans méchanceté. Ma mère qui n’est pas un modèle pour moi en
fut quand même souvent un, et cet instant est resté suspendu dans ma mémoire. C’était
un geste humain, pragmatique, un peu comme une infirmière se détache d’une
patiente qui s’accroche à elle. Moi, je trouvais que ma mère aurait dû s’indigner
profondément, alors que pour ma mère la situation était au-delà de la colère et
de la révolte.
    On ne raconte pas ça à table. Récemment, à Göttingen, nous
évoquions au dessert les situations sans issue dans lesquelles nous avions pu
nous trouver, par exemple l’ascenseur qui s’arrête, les tunnels trop longs, comme
le tunnel

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