Refus de témoigner
soulagement, et du reste je me sentis
quelques instants soulagée de n’être enfin plus à macérer dans une boîte à
sardines, et de respirer l’air pur. Sauf que l’air n’était pas pur, il sentait
quelque chose d’incomparable à quoi que ce soit d’autre au monde. Et je sus
instinctivement et immédiatement qu’ici il n’était pas question de pleurer, d’attirer
l’attention sur soi.
Meurtrie, fourbue, épuisée, je ravalai l’horreur qui me
prenait à la gorge comme la nausée. Maintenant un peu de calme, un verre d’eau,
revenir à soi. Ce n’était précisément pas au programme. Tout autour de nous des
braillements horribles, terrorisants, qui ne voulaient pas finir. Les hommes
qui nous avaient tirés des wagons à coup de « raus, raus [20] » et qui
nous conduisaient plus loin aboyaient comme des chiens enragés. Je m’estimais
heureuse d’être et de marcher au milieu de notre tas.
Ce ton plein de haine qui tout à la fois chasse de la
communauté des hommes celui à qui il s’adresse ou sur qui il hurle et le
maintient prisonnier comme un objet, je devais l’avoir présent dans les
oreilles au cours des semaines suivantes et à chaque fois, je me sentais me
rétracter. C’était un ton uniquement fait pour intimider et par là même abrutir.
On ne se rend pas compte le plus souvent des égards que l’on prend dans la
conversation habituelle, et même dans l’irritation, la dispute ou la colère. On
se dispute avec un égal, or nous n’étions même pas des adversaires. À Auschwitz,
le comportement autoritaire était toujours fait pour rabaisser, rejeter l’existence
humaine du détenu, nier son droit à être là. Primo Levi le décrit dans son
livre Si c’est un homme *. Mais lui, il arrivait là avec l’assurance d’un
Européen adulte, achevé, intellectuellement rationaliste, géographiquement d’origine
italienne. Pour un enfant, c’était différent, car dans le peu d’années de mon
existence consciente, le droit à cette existence m’avait été progressivement
dénié, de telle sorte que Birkenau n’était pas exempt à mes yeux de toute
logique. C’était un peu comme si du simple fait qu’on était en vie, on avait
fait irruption sur un territoire étranger, et ceux qui vous adressaient la
parole vous faisaient savoir que votre existence était indésirable. De même que
deux ans auparavant, les pancartes apposées dans les magasins aryens m’avaient
fait savoir que je n’y étais pas admise. La roue avait tourné encore d’un cran,
et le sol sur lequel j’étais voulait que je disparaisse.
Et sur cette rampe il faut encore que je tombe. Au sortir d’une
anesthésie, je tombe, soulagée et épouvantée à la fois, par la porte
brusquement grande ouverte de ce wagon jusqu’alors scellé sur cette rampe
devenue depuis célèbre, alors encore inconnue, impasse dans la course à la mort
d’une culture démente. Instant inoubliable figé et pétrifié dans mon rapport à
la vie. De Charybde en Scylla, du wagon à bestiaux à la rampe, du convoi au
camp, de la porte barricadée à l’air empuanti. Pièges.
III
Les nazis bafouaient-ils sarcastiquement le romantisme
allemand en donnant aux camps d’aussi jolis noms ? Ou bien Buchenwald et
Birkenau [21] n’étaient-ils que les inspirations naturelles de la pensée kitsch, lorsqu’elle
cherche à dissimuler et à édulcorer ? Un ignorant pourrait en somnambule
fredonner « Birkenau et Buchenwald » sur une mélodie de chant populaire,
et faire sans peine à la suite quelques jolis vers sur la nature.
Birkenau était le camp d’extermination d’Auschwitz et se
composait de nombreux petits camps ou subdivisions de camps. Chacun d’eux était
traversé par une rue, bordée de part et d’autre de baraquements. Au-delà, il y
avait des fils de fer barbelés, et un autre camp analogue. Le B2B faisait
exception, dans la mesure où les hommes, les femmes et les enfants étaient
certes dans des baraquements séparés, mais à l’intérieur du même camp. Il y
avait aussi de tout petits enfants. Le surnom affectueux pour le B2B était « Camp
familial de Theresienstadt ».
À l’intérieur des baraquements étaient disposées deux
rangées de lits superposés, une de chaque côté. L’espace était divisé en deux
par une cheminée. La doyenne du bloc, celle qui était le chef de ce baraquement,
monta le premier soir sur cette cheminée et se mit à crier, pester, donner des
ordres, on ne
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