Refus de témoigner
sous la Manche, nous parlions de tout ce qui peut provoquer une
réaction de claustrophobie, et puis, ce qui se rapprochait déjà davantage de l’expérience
de mon enfance, nous avons parlé aussi des abris contre les bombardements
aériens que certains d’entre nous avaient connus. J’aurais pu proposer mon
voyage en wagon à bestiaux, et naturellement je n’ai pas cessé d’y penser, mais
comment amener ça ? Cette histoire aurait tellement paralysé la
conversation, elle en aurait tellement outrepassé le cadre, que j’aurais été la
seule à continuer de parler ; les autres plus ou moins touchés, accablés, se
seraient tus, réduits au silence par le récit de ce que j’avais vécu. J’ai donc
raconté à la place quelque chose d’autre, un épisode de la vie d’une amie de
Munich qui a vu mourir la moitié de sa classe sous une attaque aérienne, alors
qu’elle a eu la chance d’être seulement projetée contre le mur. Vous, mes chers
amis, il vous est permis d’évoquer vos souvenirs de guerre, moi pas. Mon
enfance sombre dans le trou noir de cette différence.
Qu’est-ce que tu veux, me rétorquez-vous, que nous traitions
un convoi pour Auschwitz comme un ascenseur qui se coince ou simplement comme
un séjour dans un abri antiaérien ? Et j’en reviens à ma fameuse Gisela de
Princeton qui me sert, toute propre, comme sur un plateau, sa chance d’être née
« après » et me reproche impitoyablement la malchance d’être née
avant. En voilà une qui n’hésitait pas à établir des comparaisons, seulement
ces comparaisons devenaient immédiatement des équations, et, comme elle ne
calculait pas bien, les solutions n’étaient pas les bonnes. D’un autre côté, si
on ne compare pas du tout, on ne peut formuler aucune pensée, et on en reste au
fonctionnement à vide de formules qui tournent en rond, comme dans la plupart
des discours de commémoration. Moi, je me tais, je ne peux qu’écouter, je n’ai
pas le droit d’intervenir. Nous étions pourtant entre gens de la même
génération, de bonne volonté, aptes à communiquer, mais la vieille guerre a
fait sauter les ponts entre nous, et nous nous tenons sur les piles qui se
dressent dans nos nouvelles maisons. Pourtant, s’il n’y avait plus du tout de
ponts entre mes souvenirs et les vôtres, pourquoi écrirais-je seulement ce
livre ?
Les gens qui ont éprouvé la peur de la mort dans un espace
confiné peuvent se faire une idée de ce qu’a pu être un convoi tel que je le
décris. De même qu’ayant vécu ce convoi, j’ai une sorte de compréhension de ce
qu’a pu être la mort dans les chambres à gaz. Ou je me crois capable de cette
compréhension. La réflexion sur les situations humaines est-elle jamais autre
chose qu’une projection de ce que l’on connaît sur ce que l’on découvre ou croit
découvrir d’analogue ? On ne s’en tire pas sans comparaisons.
Sinon on ne peut que classer l’affaire ad acta, un
traumatisme qui se dérobe à toute compréhension. Chacun érige ses propres
barrières. Croyez-moi, il y a des Américains à qui vos souvenirs d’abris
antiaériens feraient l’effet d’un cauchemar obscène qu’on ne raconte pas à
table. Et peut-être y en a-t-il déjà parmi vos propres enfants. J’ai toujours
cru, à l’époque, qu’après la guerre j’aurais quelque chose d’intéressant et d’important
à raconter. Mais les gens ne voulaient pas l’entendre, ou alors uniquement en
se donnant une attitude, en prenant une pose particulière, non pas en interlocuteurs
mais comme des personnes qui acceptent de se soumettre à une corvée, avec une
sorte de respect qui bascule vite dans le dégoût, deux sentiments de toute
façon complémentaires. Car on écarte de soi aussi bien les objets de respect
que de dégoût.
Juste avant que ça devienne totalement insoutenable, les
portes s’ouvrirent. Puis tout se passa très vite : le wagon fut vidé en un
rien de temps, ma mère eut juste le temps d’attraper le ballot sur lequel elle
était assise (elle s’est toujours raccrochée à des objets, comme moi aux mots).
Tirée en avant, poussée par-derrière, je tombai du wagon, car il fallait sauter
pour descendre ; ces wagons étaient trop hauts – je relève qu’en bon
observateur, Peter Weiss le note également. Je me redressai, j’avais envie de
pleurer ou tout au moins de me plaindre, mais les larmes se tarirent devant l’horreur
des lieux. On aurait dû éprouver un
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