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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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premier accès de féminisme.
    Toutes ces femmes étaient tellement sous-alimentées qu’aucune
n’avait ses règles, ce qui, vu la pénurie de sous-vêtements, devenait un
avantage. Mais je me demande si c’était seulement la sous-alimentation. Puis-je
me permettre en l’occurrence une comparaison avec les animaux ? Même les
mammifères bien nourris au zoo ont rarement des petits. La captivité est nocive,
du niveau le plus inférieur au niveau supérieur de l’évolution.
    Le travail était un travail d’hommes, nous étions là pour
défricher la forêt, déterrer et évacuer les souches d’arbres abattus, et aussi
fendre du bois (huit ans après, je savais encore très bien le faire ; je n’ai
plus essayé depuis) et transporter des rails. On devait construire quelque
chose, mais on ne nous avait pas dit ce que c’était, et d’ailleurs ça ne m’intéressait
pas du tout. Le travail d’esclave doit par définition être sans but : l’objectif
de son travail ne doit pas être connu de l’esclave, ou il doit lui faire
horreur. Marx se serait réjoui de cet exemple modèle, il faut espérer aussi qu’il
en aurait été épouvanté. Quoi qu’on ait projeté de construire à Christianstadt,
ce ne fut jamais construit. En vérité, c’est de là que date cette aversion que
j’éprouve pour le travail physique, et qui s’est solidement renforcée au fil
des années, car au départ, mon orientation sioniste exigeait que je trouve du
plaisir à creuser et à piocher, comme aux équivalents féminins de ces activités.
Au fur et à mesure que s’estompait mon sionisme, j’ai ressenti à nouveau le
travail physique comme une contrainte, imposée de l’extérieur, qui me fit
utiliser la léthargie comme moyen de défense. J’ai pratiqué le sabotage autant
qu’il se pouvait à l’époque, en récitant des poèmes, par faiblesse, par ennui, par
conviction.
    Parfois on prêtait nos services à la population civile, nous
nous retrouvions alors assises dans des greniers à aligner des oignons sur des
cordes pour les suspendre. C’était mieux que de travailler dehors. Les
villageois nous regardaient comme si nous étions des sauvages. D’autres fois
encore, mon amie Ditha et moi, nous étions envoyées dans la carrière, le plus
ancien chantier de Gross-Rosen, celui pour lequel le camp avait été fondé. Il
faisait un froid à crever dans cette carrière. Nous nous collions l’une contre
l’autre, mais cela ne servait pas à grand-chose, et je frisais le désespoir. On
ne pouvait pas se protéger ainsi du froid, nos vêtements étaient trop minces, nous
nous enveloppions les pieds de papier journal, ça aidait, mais ça ne suffisait
pas non plus, et nous avions sur les jambes des plaies purulentes parce qu’elles
ne cicatrisaient presque plus. Nous attendions désespérément la pause suivante,
la pause de midi, puis la fin de la journée. Peut-être que demain je pourrais
rester au camp pour nettoyer. Mon Dieu, combien de temps le supporterons-nous
encore, ça ne peut pourtant pas durer éternellement comme ça. (Douze ans plus
tard, à peu près, j’observe Ditha, qui joue dans le bac à sable avec ses
enfants. Cette voix apaisante, souveraine : fais ceci ou cela. Brusquement,
je nous revois à l’époque, serrées l’une contre l’autre dans la carrière et
dans le froid. Ditha passe un bras autour de moi. Je me détourne d’elle et des
enfants, car le sable se transforme en granite de Silésie, et ce jeu d’enfants
est devenu sinistre. Pourquoi ne rentre-t-elle pas chez elle avec les enfants ?
Tout ça est mensonge.) Il m’arrive encore de rêver de la carrière. Tout est
désert, je voudrais me réchauffer quelque part, mais où donc ?
    La plupart des femmes, dont ma mère, travaillaient dans une
fabrique de munitions, avec des Français, des hommes, mieux nourris que nous, parce
qu’ils avaient une meilleure formation que nous pour ce travail et qu’on leur
accordait donc, plus de valeur. Du même coup, ils pouvaient mieux saboter. Quand
ils arrivaient avec un petit sourire au coin de la lèvre en disant :
«  Plus de travail, les filles [27]  », on pouvait être sûr qu’ils avaient une fois de plus arrêté une machine, en
dévissant les bons boulons ou en pratiquant quelque autre intervention discrète
que les Allemands avaient d’abord beaucoup de mal à déceler, et qu’ils devaient
ensuite réparer. Le travail d’esclave a ses inconvénients, et les nazis en

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