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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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la responsabilité des bêtises que commettent ses descendants. Cela
supposerait que l’on puisse affirmer catégoriquement : si l’on avait eu
Calvin au lieu de Luther et des romans réalistes au lieu des contes d’Hoffmann,
l’horreur des années quarante n’aurait jamais existé. Le compte n’est pas bon. On
ne pouvait rien prévoir, parce que précisément tout était possible, parce qu’il
n’est pas d’idée si aberrante qu’elle ne puisse être appliquée dans les sociétés
les plus hautement civilisées. Des barbares, les nazis ? Ridicule ! Ils
n’avaient rien de primitif, ils servaient la science, même si c’était en s’adonnant
à la superstition. Et lorsque je pensais qu’on devrait quand même pouvoir parler
raisonnablement avec eux, il y avait dans cette idée le fantasme que la bonne
parole ferait tout simplement disparaître toute cette fantasmagorie. Mais
ensuite, cette même idée me révulsait : après tout ce qui s’était déjà
passé, pouvais-je souhaiter que ces Allemandes en uniforme me considèrent comme
leurs propres enfants ? Je ne voyais ou ne me rendais même pas compte que
j’avais peut-être déjà beaucoup changé, et que même avec d’autres vêtements, je
présenterais moins de ressemblance que je ne le croyais avec les enfants « de
l’extérieur ».

IV
    J’étais plus entourée qu’auparavant de femmes adultes, qui
avaient déjà eu une vie avant la guerre, dont elles faisaient le critère de l’avenir
dont elles rêvaient. Elles échangeaient des recettes de cuisine, comme je
récitais des poèmes. C’était une des distractions préférées, le soir, de rivaliser
dans la préparation de gâteaux imaginaires avec de généreuses proportions de
beurre, d’œufs et de sucre. Je ne connaissais pas la plupart de ces plats, et
je ne pouvais pas avoir de ces mets délicats une vision plus précise que des
voyages, des réunions, des années d’études, des fêtes et des danses dont on
déballait les souvenirs devant moi. J’écoutais, les oreilles rouges, mais aussi
avec un certain malaise : d’abord parce que le fossé qui nous séparait
était bien plus large que le nombre d’années que les narratrices avaient de
plus que moi, ensuite parce qu’il me semblait qu’il y avait quand même quelque
chose qui n’allait pas. Si tout avait été si rose naguère, comment avions-nous
pu en arriver là ? Je n’avais pas idée de ce à quoi l’on pouvait s’attendre
au-dehors.
    Au début, il n’y avait que nous dans le camp : des
Allemandes, des Autrichiennes, des Tchèques et quelques femmes hongroises du
camp familial de Theresienstadt à Birkenau. Puis vinrent s’y ajouter des Juives
de l’Est qui parlaient yiddish et avaient été sélectionnées directement sur la
rampe d’Auschwitz. Cela donna immédiatement une société à deux classes. Les
nôtres faisaient bande à part, prétendant que les autres étaient sales. Je me
tenais moins à l’écart, parce que les enfants de Theresienstadt me manquaient, et
parmi les nouvelles il y avait aussi les enfants qui s’en étaient tirés parce
qu’elles portaient plusieurs couches de vêtements les unes sur les autres et
paraissaient donc plus que leur âge. L’une de ces petites filles me raconta que
tout était allé très vite sur la rampe d’Auschwitz. En un rien de temps, j’appris
assez bien le yiddish.
    Il fit humide, puis très froid. C’était l’hiver 1944-1945
que nul de ceux qui étaient alors en Europe ne pourra jamais oublier. Nous
étions éveillées le matin par une sirène ou un coup de sifflet, et l’appel se
faisait dans l’obscurité. Attendre, attendre debout, me fait tellement horreur
qu’il m’arrive encore aujourd’hui de sortir d’une queue et de m’en aller, juste
quand ça va être mon tour, tout simplement parce que je n’ai pas envie de
rester dans une longue file une seconde de plus.
    On nous donnait à boire un breuvage noirâtre qui ressemblait
à du café, une portion de pain à emporter et nous partions au travail en rang
par trois. Une surveillante marchait à côté de nous, elle était censée nous
faire marcher au pas à coups de sifflet. Les coups de sifflet ne servaient à
rien : malgré la colère de la surveillante, nous n’avons jamais appris à
marcher au pas. Je me félicitais qu’on ne puisse obliger des Juives, femmes au
foyer pour la plupart, à marcher au pas. Les hommes se plient plus facilement à
ça, pensais-je dans un

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