Refus de témoigner
Ditha en souffre, et tous
mes efforts pour persuader ma mère que Ditha serait prête à tout pour elle sont
condamnés à l’échec, parce qu’au cours des tentatives plus ou moins sincères de
ma mère pour classer le passé, Ditha a atterri dans le mauvais tiroir.
Ditha se sent donc rejetée. C’est particulièrement
douloureux les jours de grandes fêtes, déplore-t-elle, alors qu’elle n’est pas
plus croyante que moi.
VII
En défrichant et en posant des rails, nous entrions
fréquemment en contact avec des civils allemands ; et les contremaîtres
étaient des civils. Un jour, pendant une pause, j’étais assise contre un tronc
d’arbre à côté d’un gros Allemand robuste, qui m’avait sans doute adressé la
parole, car de moi-même je ne me serais pas assise à côté de lui. Il était
intrigué ; de toute évidence, je ne correspondais pas à l’image que l’on
peut se faire d’un condamné au travail forcé. Une enfant brune, affamée, parlant
un allemand parfait, et en plus une fille, pas faite pour ce travail, une
enfant qui aurait dû être sur les bancs de l’école. La conversation portait
donc là-dessus. Il me demanda mon âge. Je ne savais pas si cette fois il
fallait dire la vérité, à savoir que j’avais à peine treize ans. La prudence
était de rigueur, car les trois ans de plus faisaient partie depuis peu d’une
stratégie de survie. Je ne sais plus ce que je lui ai répondu, mais je sais que
je n’avais qu’une idée : j’aurais aimé obtenir qu’il me donne sa tartine
de saindoux. Ce n’était pas uniquement une question de faim, en plus, j’aurais
réussi un exploit si j’avais pu partager avec ma mère et Ditha un pareil délice,
que nous n’avions évidemment pas au camp. Ditha entretenait des relations avec
la cuisine, elle dégotait parfois quelque chose à manger, et je ne pouvais pas
rivaliser. La question était de savoir si je devais dire mon âge véritable à ce
gros bonhomme, pour l’attendrir, ou s’il valait mieux s’en tenir pour plus de
sécurité au mensonge qui m’avait sauvé la vie et dire quinze, maintenant seize
ans. Je ne sais plus comment j’ai tranché ; je sais seulement qu’il ne m’a
pas donné sa tartine de saindoux. Il m’en a coupé une bouchée avec son canif
pliant, mais il fallait la manger tout de suite et dire merci. Il me posa toute
une série de questions, auxquelles je répondis avec la plus grande réserve. Même
si je l’avais voulu, je n’aurais pas trouvé les mots justes pour décrire les
massacres permanents. Mais évidemment, je ne voulais absolument pas. Rien n’était
plus loin de moi que l’idée de m’aventurer sur un terrain glissant avec un
quelconque civil allemand qui m’était totalement inconnu.
Lui, au contraire, me raconta que les enfants allemands non
plus n’allaient plus à l’école, que maintenant ils étaient tous mobilisés. Cherchait-il
à me persuader que l’organisation du travail forcé, à Christianstadt où nous étions,
était normale ? Il se goinfrait avec délectation, tout en me parlant de l’Allemagne
affamée.
À Göttingen, où je déterre ces bribes de souvenir en 1989, je
rencontre sans arrêt des gens dont les familles ont eu chez eux des condamnés
au travail obligatoire, et qui s’en souviennent avec plaisir, souvent même avec
sympathie. Ils étaient bien chez nous. Ils jouaient avec nous quand nous étions
enfants, ils riaient beaucoup ou chantaient. Les narrateurs, bien intentionnés,
ignorent tout de la réserve vigilante, de la méfiance, du mépris, de la
surestimation ou de la sous-estimation de l’ennemi chez ces hommes. Et si par
hasard ils se sentaient bien en Allemagne, et qu’ils sympathisaient avec l’ennemi,
c’est que l’ennemi les avait mis à sa botte. Si les enfants allemands de l’époque,
aujourd’hui adultes, qui me racontent ces histoires ne le comprennent pas, s’ils
ne réalisent pas ce conflit, c’est que personne ne se voit spontanément sous
les traits de l’ennemi. L’ennemi est l’autre, comment pourrait-on être soi-même
ennemi ? Surtout quand on est gentil et que vos parents vous aiment comme
la prunelle de leurs yeux ? Du reste, en Allemagne, on n’emploie jamais la
formule de travail forcé à propos de cette main-d’œuvre, et l’on sursaute quand
je n’hésite pas à parler d’esclavage.
Je fais une conférence sur Kleist à Oldenburg, et un
professeur de lycée à la retraite raconte ensuite, en buvant
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