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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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échapper. À peine s’était-on un peu réchauffé sur sa
paillasse qu’il fallait sortir pour l’appel. Et il y avait ce poème, qui dès l’introduction
assimilait le froid à la captivité : Torrents et rivières sont libérés
des glaces. Il fallait prendre son souffle pour dire ce premier vers ;
je prenais mon souffle. C’était une voix qui m’allait droit au cœur. Le souffle
d’un élan, une résurrection explicitement non religieuse, non chrétienne (Eux-mêmes
ont ressuscité, sortis de noirs logis où l’ombre toujours veille), dont je
ne me sentais donc pas exclue. Retraite de l’hiver ( dans les âpres monts) et
retraite de l’armée allemande ( nous entendions les coups de feu) ne
faisaient plus qu’une seule et même chose. On devait en sortir, l’ennemi et le
froid étaient en fuite, ils ne lançaient plus que des bourrasques de grêle / qui fouettaient vainement le gazon déjà vert.
    C’était quand même autre chose que Le chevalier
Toggenburg ou Le combat avec le dragon de Schiller ! Que les
hommes s’échappent d’une sombre porte, d’une ruelle obscure, de l’étroite
ornière, que liberté et chaleur se confondent, si je le comprends aujourd’hui
c’est uniquement pour l’avoir trop bien compris alors. Si j’ai fait miens ces
vers, ce n’est pas à cause de la célèbre conclusion : Ici, je suis un
homme, ici j’en ai le droit, car tous les cris de jubilation, quels qu’ils
soient, avaient globalement un arrière-goût désagréable. J’ai pratiquement su d’emblée
ce texte par cœur, à cause de la promesse qu’il contenait. Et qu’il a tenue. L’espoir
et le bonheur renaissent par les champs. Qu’est-ce que vous voulez, c’était
un hiver très froid.
    Aussi le poème suivant que je composais disait-il :
« la glace fond, la chaîne se rompt », ce qui était censé s’appliquer
à l’ouverture prochaine du camp. En attendant, la chaîne n’était pas du tout
rompue. C’était le début de l’année 1945, nous entendions tous les jours les
tirs des Russes, ce bruit tant attendu de la guerre. On arrêta le travail, nous
avions faim, nous avions froid et nous attendions. Certes ne plus devoir
travailler était une bénédiction, mais on la payait cher puisqu’il y avait de
moins en moins à manger. À l’appel, un SS hurla : « Et ce n’est pas
ce Roosevelt qui va vous aider », j’en déduisis que les Américains
allaient enfin nous venir en aide. Des prisonnières arrivèrent des autres camps
annexes de Gross-Rosen, elles dormirent une nuit à même le sol dans le bâtiment
central, où se trouvaient la cuisine commune et le réfectoire des surveillantes
(nous mangions dehors ou dans les baraques), et elles furent évacuées le
lendemain. Je parlai avec l’une d’elles, allongée par terre. Je me vois encore
debout dans cette salle, penchée au-dessus d’elle. Elle semblait au bord de l’épuisement.
Curieux sentiment de pitié mêlée de sympathie pour ceux qui ont besoin de
sommeil. J’avais l’impression d’être privilégiée, parce que je n’avais pas
encore été forcée de marcher aussi longtemps.
    Nous forgions des projets, surtout les jeunes. Pour l’hiver,
au lieu de nos tenues de prisonniers d’été, on nous avait donné des vêtements
plus chauds, un tas de vêtements qui provenaient sans doute d’Auschwitz et dont
les propriétaires n’étaient plus en vie. Nous devions découper un trou au dos
de chacun de ces vêtements et coudre à la place une pièce jaune. Les derniers
jours, on parlait de plus en plus souvent de recettes de cuisine, des chances
de s’échapper ; beaucoup arrachèrent les pièces jaunes de leurs vêtements
pour recoudre à la place le tissu ancien ou recouvrir la pièce jaune d’un autre
morceau de tissu.

IX
    Il y avait maintenant si peu à manger qu’on ne pouvait
penser à rien d’autre qu’à la nourriture. Quand je recevais ma ration
quotidienne, je mordais dans le pain avec une telle avidité qu’on aurait cru
que j’allais mettre tout le morceau d’un coup dans ma bouche. Quelquefois, mais
très rarement, je m’observais de l’extérieur, et j’avais honte.
    Plus la nourriture était mauvaise, plus les différences
sociales – on ne peut pas appeler ça autrement – s’aggravaient entre les
détenues. Les cuisinières et leurs enfants grossissaient nettement. Moins il y
avait à manger, plus le personnel des cuisines grossissait. Il faut dire qu’elles
préparaient aussi

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