Refus de témoigner
les repas pour les surveillantes, elles avaient donc accès à
tout ce qu’il pouvait y avoir. Lorsque les vêtements d’hiver arrivèrent, elles
se choisirent ce qu’il y avait de mieux. La lumière est allumée dans la cuisine,
je suis à l’extérieur, devant le baraquement central, et je vois ce qui se
passe à l’intérieur : une cuisinière montre à une autre femme, tout en
haillons devant elle, la belle jupe qu’on lui a donnée pour sa fille. La fille
tourne sur elle-même comme dans un défilé de mode. La femme en haillons s’extasie
devant la fille de la cuisinière avec sa nouvelle jupe usagée : c’est qu’elle
espère obtenir un supplément de soupe.
Un soir, Ditha m’annonce que quelques détritus seront
peut-être distribués à la porte de derrière de la baraque des cuisines, et que
les cuisinières ont exprimé l’intention de les donner aux enfants. J’y cours, j’attends ;
peu à peu, arrivent quelques autres femmes, attirées par la même rumeur. Je m’impatiente,
vont-elles me passer devant ? j’étais là en premier. Je finis par gravir
les quelques marches pour entrer dans le baraquement et je fais quelques pas
dans l’étroit couloir éclairé qui mène à la porte de derrière de la cuisine. C’est
alors que, sur le côté, s’ouvre une porte d’où sort une surveillante, grande, suivie
par un SS que je n’ai jamais vu. Il me crie : « Venez par ici » ;
je suis devant lui, mon couvert à la main, il me demande ce que je veux, je
réponds : « On m’a dit qu’il y avait des restes », il dit alors
quelque chose comme « Eh ben, vous allez voir ». Idiote que je suis, je
crois encore qu’il va me laisser passer, car il ne peut quand même pas vouloir
qu’on jette les restes, s’il y en a vraiment, avec la famine qui règne ; alors
il me frappe de toutes ses forces en plein visage. Je titube à reculons, tout
le long du couloir, ça se brouille devant mes yeux, je perds mes galoches de
bois et mon couvert m’échappe des mains avant que je tombe. Les autres femmes
se sont repliées ; après quelques paroles de menace pour nous chasser, le
SS et son accompagnatrice ont à nouveau disparu. Ditha m’aide à me relever, une
ou deux autres récupèrent mes affaires et me les redonnent avec quelques « tss-tss ! »
pour me calmer. En retournant à la baraque je peste : « Ce salaud m’a
vouvoyée » (comme si c’était le comble du sarcasme), la gifle me brûle
encore au visage, et plus question de supplément de nourriture.
À notre retour, ma mère émet l’affirmation assez
invraisemblable que si elle avait été là, elle l’aurait frappé à son tour.
« Alors, on a eu de la chance que tu ne sois pas là », répondons-nous
en chœur, Ditha et moi. Je suis furieuse contre elle, car elle me réduit une
fois de plus au rôle de pauvre petite chose, tout en se donnant celui d’héroïne
en puissance. À l’humiliation de la gifle en plein visage s’ajoute encore celle
de la pitié de ma mère.
Mais le soir je récite devant l’auditoire de mes compagnes
de dortoir mon poème « La cheminée », où la machine de mort
personnifiée prophétise :
Nul ne m’a encore échappé,
Personne ne sera épargné.
Même ceux qui m’ont bâtie comme une tombe,
Je les engloutirai à la fin eux aussi.
Auschwitz est entre mes mains,
Et tout, tout sera brûlé.
Je déclamai courageusement avec une arrière-pensée :
« Ce type qui m’a frappée, il y passera aussi, tôt ou tard, il y passera. »
À l’époque, c’était une consolation, mais c’était aussi une absurdité, car en
fait il n’y est certainement pas passé. S’il n’est pas confortablement installé
dans une villa d’Amérique du Sud, il vit peut-être à Göttingen, c’est peut-être
le retraité que j’ai vu récemment au supermarché Schmidt discuter avec la
vendeuse en cassant du sucre sur le dos de ces parasites d’émigrés polonais.
« Les étrangers, il faudrait les gazer, et les hommes politiques avec »,
a-t-il déclaré. J’étais en train d’hésiter entre deux tubes de dentifrice, j’ai
failli les laisser tomber tous les deux. J’ai jeté un coup d’œil sur lui, pour
voir quel âge il pouvait avoir ; oui, il était assez âgé pour savoir de quoi
il parlait. Il remarque mon regard, me dévisage à son tour. « Vous avez de
ces formules ! » dis-je ; nous nous regardons dans les yeux, on
se connaît, mon vieux, et il me dit avec un regard dur
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