Refus de témoigner
cimetière juif, elle faisait partie des groupes d’enfants
plus âgés et m’impressionnait beaucoup parce qu’elle n’avait pas peur des
araignées, qu’elle les ramassait volontiers par terre et les faisait courir sur
ses bras et sur ses mains pour la plus grande joie des autres enfants. Orpheline,
elle avait été déportée seule de l’appartement viennois de sa grand-mère à
Theresienstadt. À Theresienstadt, elle logeait au bâtiment L 414 dans un petit
groupe de quinze filles qui occupaient une pièce de dimensions particulièrement
réduites et qui étaient connues pour entretenir des liens étroits et avoir un
comportement très exclusif. Puis elle s’était retrouvée à Birkenau, désorientée
comme nous toutes, complètement isolée. C’est alors que ma mère lui avait dit :
« Viens avec nous » ; depuis, nous étions trois.
C’est la plus belle et la plus extraordinaire histoire que je
puisse raconter à propos de ma mère : elle a adopté un enfant à Auschwitz.
Comme si cela allait de soi, et sans la moindre réserve, elle a considéré que
cette enfant faisait désormais partie de la famille, et elle s’est occupée d’elle
comme de moi, jusqu’à ce que se manifeste après la guerre un oncle de Saint
Louis qui a permis à Ditha d’émigrer avant nous. À Christianstadt, je n’avais
qu’une seule amie, Ditha, que je désigne encore aujourd’hui comme ma sœur, car
je ne vois pas comment on pourrait exprimer autrement une relation qui ne
repose pas sur beaucoup d’intérêts communs, mais qui a en même temps quelque
chose d’absolu. L’absolu : 1944,1945.
Ditha a toujours estimé que ma mère lui avait sauvé la vie. Il
est vrai que l’affection qu’elle lui a portée lui a épargné une part de
destruction psychique et l’a préservée de la dégradation psychologique qui se
produit lorsque plus personne ne se soucie de savoir si on existe ou pas. Pour
nous, non seulement Ditha existait, mais son existence importait, de sorte qu’elle
existait aussi pour elle-même, tout simplement parce que ma mère était devenue
sa personne de référence, parce que Ditha pouvait compter qu’elle était des
nôtres. Sans nous, elle aurait été complètement isolée, avec nous elle était un
membre de la famille, elle était précieuse. Je ne saurais dire si elle aurait
survécu sans ma mère. Je pense que nous nous sommes peut-être sauvé la vie mutuellement
en formant cette petite unité familiale.
Mais voilà : aujourd’hui cette relation s’est perdue
dans les sables, pire : ma mère rejette totalement celle qu’elle a traitée
et considérée jadis comme sa fille adoptive. Je suis en visite chez ma mère, dans
cette vilaine petite maison de San Fernando Valley près de Los Angeles, où elle
se trouve bien depuis trente ans, et je prends rendez-vous avec Ditha par
téléphone. J’annonce fermement à ma mère, car je m’attends à une opposition, que
Ditha viendra me chercher le soir à telle heure. Ma mère réplique :
« Si tu as l’intention de sortir avec elle, je t’en prie. Mais je ne la
veux pas dans la maison. Je ne veux pas la voir. Maintenant je vais me coucher. »
Ditha, qui a elle aussi la soixantaine, vient et attend devant la porte de ma
mère que je sorte, car elle n’a pas le droit d’entrer. Ce n’est pas une scène
exceptionnelle, elle se reproduit souvent. Si je tolère cette offense et si
nous ne nous retrouvons pas ailleurs, c’est que j’espère toujours que ma mère
ouvrira la porte et prendra dans ses bras Ditha, qui au fil des années a
souvent été pour elle une meilleure fille que moi.
Mais au fur et à mesure que le temps passe, Ditha et mois nous
croyons de moins en moins à ce renversement. Ma mère a peur de Ditha. Parce que
Ditha est devenue infirmière, qui plus est infirmière psychiatrique, et elle a
commis l’erreur de traiter parfois ma mère avec une condescendance de tuteur. Avec
moi, elle a toujours fait ça, elle me donnait des surnoms enfantins et prenait
des airs de supériorité méprisante, privilège des aînés ; mais alors que
je réagis par l’irritation, ma mère a eu une réaction de peur panique. Elle est
persuadée que Ditha veut la faire enfermer en hôpital psychiatrique. La
paranoïa qui l’a toujours habitée s’est confondue sous le régime hitlérien avec
une réalité meurtrière qui dépassait tous les fantasmes ; depuis elle a du
mal à évaluer exactement la réalité. En attendant,
Weitere Kostenlose Bücher