Refus de témoigner
ont
souvent tiré moins de profit qu’ils ne l’avaient initialement prévu dans leurs
calculs. Malheureusement, c’était quand même encore trop.
Les femmes constituaient la main-d’œuvre la moins chère et
la moins précieuse, la plus facile à remplacer, elles étaient donc
sous-alimentées. J’allais au travail, le regard rivé au sol, dans l’espoir de
trouver là quelque chose de comestible, parce qu’un jour quelqu’un avait trouvé
une prune. Je me disais que je trouverais peut-être une pomme, même pas assez
mûre ou à moitié pourrie, ça aurait été bien. Mais je n’ai jamais rien trouvé. Comment
cela aurait-il été possible ? Nous marchions en colonne, moi quelque part
vers le milieu ; s’il y avait eu quoi que ce soit par terre, celles qui me
précédaient l’auraient trouvé avant moi.
Le mieux c’était de pouvoir rester au camp pour assurer le
service de nettoyage. J’y ai réussi quelquefois.
V
Mon modèle était alors une jeune Tchèque, Vera, dont j’enviais
le mépris hautain pour ce personnel de bourreaux, même s’il n’était pas
agressif. Un jour je l’ai aidée à décharger des légumes, j’ai pu rester ainsi
plus longtemps dans la cave du camp et j’ai réussi à voler avec l’aide de Vera
quelques carottes et un chou. Tous ceux qui réussissaient à accéder à ces
provisions volaient. C’était une pratique extrêmement répandue qu’en ma présence
personne n’avait encore jamais remise en question. Je lui ai passé les légumes
par la petite fenêtre de la cave, à travers les barreaux, et je me suis sentie
ensuite très fière, du risque et du résultat, les deux. Vera m’a alors
profondément perturbée en m’expliquant que nous avions fait ça parce que nous
avions faim, mais qu’en dernier ressort ce que nous avions pris nous l’avions
volé à la communauté des détenus. C’était une pensée nouvelle pour moi, qui n’était
malheureusement que trop évidente. Ma petite tête de treize ans avait seulement
enregistré jusqu’alors qu’on ne devait pas voler des individus, et bien
évidemment pas non plus des collectivités idéales, comme l’ Erez Israël dont on rêvait tant et qui était pour moi de toute façon l’objet de tous mes
désirs. Il ne m’était pas venu à l’esprit une seule seconde qu’il manquerait
dans la soupe distribuée aux autres les quelques carottes que je venais de
subtiliser dans la réserve de la cave. Je ne pourrais pas affirmer que l’objection
de Vera m’ait causé de profonds problèmes de conscience, mais elle élargit
quand même mon horizon. Je l’admirais, parce qu’elle était capable de faire ce
type de raisonnement, sachant bien que rares étaient celles qui pensaient ainsi.
C’est d’elle que j’ai appris aussi quelques chants
socialistes, par exemple : Prie et travaille, crie le monde. Je
méditais l’image du puissant bras du travailleur qui peut arrêter tous les
rouages. Les métaphores avaient toujours un grand succès auprès de moi, et
celles de ces chants, au service de la révolution et de la résistance, se
paraient de l’aura de comportements exotiques, venus de quelque part où la vie
ne dépendait pas de l’obéissance.
J’eus treize ans au mois d’octobre 1944 et dans un élan
mystique d’affirmation de soi-même, pour la première fois, là-bas, j’ai jeûné
pour le Yom Kippour. J’ai gardé ma ration jusqu’au soir pour ne la
manger qu’après le coucher du soleil. C’était un geste de solidarité envers les
femmes du camp qui étaient pratiquantes, et en même temps l’attestation de mon
judaïsme, et la marque de mon entrée dans le monde des adultes, comme il se
devait pour une jeune fille de treize ans. Rétrospectivement, les trois
motivations me laissent assez froide, une seule me concerne encore et me semble
justifiée : l’affirmation de soi-même qui consiste à s’imposer
volontairement une discipline particulièrement difficile, comme par exemple la
décision de différer le moment de manger pour quelqu’un qui a faim.
VI
Celle que j’appelle ma sœur adoptive, Ditha, que j’ai
déjà mentionnée, s’était fait adopter par ma mère lorsque nous étions passées du
camp familial au camp des femmes de Mirkenau. On emploie plutôt cette
expression pour de petits animaux égarés, mais je ne l’emploie pas ici péjorativement,
car c’est la simple vérité. Je connaissais vaguement Ditha, de Vienne, où
lorsque nous jouions au
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