Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
Vom Netzwerk:
un verre, que dans
la ferme où elle a grandi pendant la guerre, il y avait des travailleurs
étrangers. Je fais observer que ce n’étaient pas de simples travailleurs
étrangers, mais des travailleurs astreints au travail forcé. « Oui, oui, c’étaient
des prisonniers de guerre, des Polonais. » Je ne lâche pas prise aussi
facilement. Ce n’étaient pas non plus des prisonniers de guerre, car la guerre
avec la Pologne n’a pas duré longtemps, c’étaient des civils. Elle me regarde d’un
air sérieux. « Oui, des gens astreints au travail forcé, un Polonais et
une Polonaise, c’est bien triste. » Mais ce Polonais n’était pas plein de
haine, il leur avait même récupéré le cheval volé par des bandes de Polonais, il
était prêt à une réconciliation, dit-elle. Je l’ai au moins amenée à
reconnaître qu’il y avait lieu à réconciliation.
    Gisela, cette connaissance de Princeton, d’un air nettement
approbateur, me parle d’un émigré qui a reçu des décorations en Allemagne et
qui n’éprouve aucune rancœur à l’égard des Allemands. Je le connais, et je me
demande, un peu étonnée, s’il manque tellement de caractère qu’il offre une
réconciliation et un pardon qu’il ne lui revient pas d’accorder. J’avais une
meilleure opinion de lui. Une injustice n’est pas réparée par les états d’âme
de ceux qui en ont été les victimes. Je m’en suis tirée ; la vie sauve, c’est
beaucoup, mais je n’en suis pas sortie avec un sac plein de certificats d’acquittement
que les fantômes m’auraient remis pour que je les distribue à ma guise. Tant
vaudrait dire que les criminels ont à pardonner aux victimes de leur avoir posé
un si difficile problème de conscience. (Il arrive d’ailleurs que les criminels
se trouvent très magnanimes d’assumer le souvenir. Wolf Biermann [28] chante : Et
nous ont pardonné / Tout ce qu’ils nous ont fait.)
    Donnez-vous quand même la peine de demander ce que pensaient
ces êtres déracinés par la violence, ou ce qu’ils voulaient. Si vous posez
vraiment la question, j’apporterai à la solution de ce problème ma modeste
contribution : je voulais la tartine de saindoux du gros Allemand. Sinon, je
n’avais rien à faire de lui. Je la voulais non seulement pour la manger, mais
aussi pour la partager. Et pour la partager non seulement par amour, mais aussi
par besoin de me faire valoir. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas eu la tartine de
saindoux.
    Dans la mémoire du gros Allemand, je suppose que j’étais ou
que je suis encore une petite Juive qui n’était pas tellement à plaindre, puisqu’elle
n’a pas raconté d’horreurs, bien qu’avec sa jovialité habituelle il lui en ait
donné l’occasion, et qu’il l’ait même encouragée à lui raconter sa vie ; elle
ne devait pas non plus avoir peur, ni aucune raison d’avoir peur, sinon elle n’aurait
pas parlé aussi franchement. Peut-être même qu’il utilise l’exemple de notre
rencontre pour montrer que pendant la guerre les Juifs ne subissaient pas un
sort plus terrible que les autres.

VIII
    À l’usine, ma mère demanda à un contremaître sympathique
s’il pouvait lui apporter un livre parce que sa fille aurait eu envie de lire. Elle
me raconta qu’il avait été étonné de la demande, mais lui avait promis de le
faire. Je n’entretenais guère d’espoir. Je me disais : il l’oubliera, ou s’il
y pense il m’apportera un roman de quatre sous, comme il en circulait parfois
au camp, rapportés des baraques des surveillantes par les détenues qui y
faisaient le ménage. J’en avais lu deux au cours de l’été, et depuis, plus rien.
Mais le contremaître tint sa promesse. Le lendemain, ma mère revint avec un
livre, un peu déçue, parce qu’à ses yeux ça ne valait pas grand-chose. C’était
un vieux manuel scolaire à demi déchiré, sans couverture, avec des pages qui
manquaient. J’étais aux anges. Ce cadeau dépassait toutes mes espérances. Une
porte bien connue venait de se rouvrir, je retrouvais mon accès familier au
monde.
    Je ne sais plus quels textes il y avait dans ce livre, mis à
part un. C’était la promenade de Pâques de Faust. À cette époque-là, à
demi folle de faim, j’ai fait cuire des peaux de pommes de terre crues sur un
poêle que nous chauffions avec du bois volé ; et si je ne les ai pas mangées
crues, c’est que ça provoquait facilement des vomissements ou la diarrhée. Le
froid, on ne pouvait pas y

Weitere Kostenlose Bücher