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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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et sarcastique :
« Mais oui, vous avez bien entendu. »

X
    Nous espérions que les Allemands abandonneraient tout
simplement le camp aux Russes qui approchaient. Ce ne fut pas le cas. Des
hommes en uniforme arrivèrent de plus en plus nombreux, et ils nous évacuèrent.
Je me suis laissé dire que ces transferts d’un camp à l’autre, à la fin de la
guerre, n’étaient généralement pas prévus pour conduire à la mort. Une fois de
plus la volonté d’organisation germanique n’a mené à rien. Que tant d’êtres
humains soient morts de faim au cours de ces marches, ce n’était même pas prévu.
Cela pourrait aujourd’hui décharger les Allemands d’une part de responsabilité,
mais seuls les jeunes historiens le mentionnent.
    Cette fois, on est parti à pied. Nous transportions nos
couvertures et un couvert, rien d’autre. Sinon les vêtements usés que nous
portions, avec la tache jaune, dissimulable ou déjà dissimulée chez certains. C’étaient
les premiers jours de février 1945, il faisait encore très froid, nous nous
traînions le long de la route à travers les villages. Lentement et toujours au
bord de l’épuisement total. Quand tout cela finirait-il ?
    Le soir, les SS qui nous surveillaient réquisitionnèrent
quelques granges pour passer la nuit. Il n’y avait pas de place, même selon ma
conception de ce que pouvait être un emplacement pour dormir, et c’était une
conception bien modeste, il n’y avait pas assez de place dans cette grange. Nous
étions tellement serrées qu’on ne pouvait pas sortir pour uriner. On avait des
boîtes de conserve. Ça sentait mauvais. J’avais, Dieu sait, une assez grande
habitude de ce qu’était l’entassement d’êtres humains vivant et couchant dans
un espace particulièrement exigu. Mais cette nuit, dans la grange, dépassa
toutes mes facultés d’adaptation, peut-être aussi parce que ces femmes étaient
tellement à bout, si défaites. J’avais horreur de ces gens qui étaient pourtant
les miens ; brusquement ils ne l’étaient plus, ils me révulsaient : je
ne marche plus, ça suffit.
    Le lendemain, on repartit. L’ennui du chemin qui continue
quand on ne peut presque plus marcher. C’est sous-estimer l’ennui que de le
confondre avec l’absence d’envie engendrée par le luxe. L’ennui est le désir d’échapper
complètement au temps. Or, on peut fuir un lieu, mais on ne peut pas s’enfuir
hors du temps, il faut qu’il s’écoule de lui-même. C’est pourquoi l’ennui s’apparente,
et s’apparente même d’assez près au désespoir. Chez moi, c’est la défaillance
physique qui a provoqué cet insupportable étirement du temps : je veux
dire que je n’avais vraiment plus la force de continuer.
    Nous nous sommes échappées le deuxième soir dans le désordre
de l’installation pour la nuit. C’était de nouveau un village avec des granges,
mais cette fois nos gardiens n’ont pu réquisitionner qu’une seule grange, pour
laquelle ils ont même dû parlementer longtemps avec les propriétaires, parce
que les villageois ne voulaient pas nous la laisser. Je vois encore l’endroit
comme si j’y étais, un peu de lumière dans les maisons, semi-obscurité sur la
masse de personnes attendant les ordres, un peu plus loin la nuit et le silence.
Tandis que j’attendais, il me semblait avoir perdu la dernière étincelle d’énergie,
et le dégoût d’une deuxième nuit comme la précédente dans la gigantesque grange
bondée de monde me prenait à la gorge. Et puis il y avait l’attrait de la
campagne, des alentours. Début février 1945, en dépit du froid encore dominant,
on percevait déjà dans l’air un avant-goût de printemps et la séduction de
cette saison. Il y avait à l’extérieur une forme de bien-être qui ne pénétrait
pas jusqu’à nous, mais semblait quand même accessible. On la pressentait, à
quelques pas de notre existence contre nature, de la misère du camp que nous
portions avec nous sur notre dos, avec la couverture et le couvert. Il y avait
là, tout près, une nature, silencieuse, organique.
    Partir, tout de suite. Ma mère voulait attendre la prochaine
ration de pain. Je m’y opposais farouchement. Pour ce qu’ils nous donnaient à
manger, surtout les derniers temps, nous arriverions toujours à nous en
procurer autant. Maintenant ou jamais, maintenant personne ne faisait attention,
ils étaient occupés et sans doute fatigués eux aussi. Partir, ne pas entrer
dans cette

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