Refus de témoigner
grandeurs. Forte
de nos succès, elle se mit en tête qu’elle devait et pouvait nous procurer des
papiers d’identité. Comment ça ? Tout simplement en allant trouver un
pasteur de village, en lui racontant notre histoire et en lui demandant de nous
aider. Peut-être se croyait-elle très habile depuis qu’elle avait essayé son
art de la persuasion sur le policier, ou alors elle s’inspirait de l’expérience
de Ditha avec le maire. Ditha et moi, nous étions sceptiques, car dans notre courte
vie nous n’avions guère eu de témoignages de la charité chrétienne. Ma mère, elle,
estimait que les Églises et les nazis étaient ennemis, elle pensait en outre
que les protestants étaient plus ouverts que les catholiques, sans doute tout
bonnement parce que les chrétiens parmi lesquels elle avait vécu avant la
guerre étaient en majorité des catholiques. Elle était persuadée que jamais un
pasteur ne nous livrerait, qu’il fût disposé ou non à nous aider. Je
soupçonnais qu’elle avait dû lire un roman où un pasteur jouait un rôle positif.
C’était une idée curieuse, sinon complètement extravagante, qui toutefois se
révéla la seule bonne. Le pasteur à qui elle se confia était un vrai chrétien, comme
diraient les chrétiens. Les Juifs, eux, diraient que c’était un zaddik*, un
Juste. Il a vraiment existé.
Elle ne nous emmena pas avec elle pour cette démarche à
laquelle j’aurais pourtant bien voulu assister. Peut-être ne voulait-elle pas
de témoins critiques de sa rhétorique, car ce fut certainement une performance,
et peut-être notre destin lui semblait-il si terne qu’elle l’enjoliva d’anecdotes
de son invention pour le rendre plus dramatique. Elle a toujours volontiers et
facilement menti.
Elle fut elle-même étonnée de l’effet produit ; elle en
revint tenant entre ses mains tremblantes des papiers (« Regardez ce que j’ai ! »)
qui faisaient officiellement de nous une famille allemande et nous assuraient
une identité jusqu’à la fin de la guerre. C’était un cadeau inestimable. Elle
nous a raconté que ce pasteur était tellement indigné qu’il en était
pratiquement resté sans voix quand elle lui avait dit qui elle était, et il n’avait
pas hésité une seule seconde à répondre à sa demande. Qu’il se rendît ainsi
coupable aux yeux de la loi ne le troublait en rien, il n’avait qu’un seul
souci : réparer. Il s’était précipité sur ses dossiers pour chercher ce qu’il
nous fallait. Il avait les actes de baptême et autres documents concernant des gens
qui étaient déjà partis et nous fournit les papiers adéquats : une mère et
deux filles. Les années de naissance correspondaient à peu près.
Je pense souvent à cet inconnu, resté pour moi sans visage, chez
qui ma mère s’est présentée un jour à l’improviste, et qui nous a permis de
poursuivre notre chemin. Je devrais faire quelque chose pour lui, je suis restée
en dette à son égard, mais je ne peux que le citer dans la conversation, ce que
je fais assez souvent, comme modèle de générosité et de courage. Puis-je
considérer que c’est une manière de lui exprimer ma gratitude, même si l’intéressé
n’en sait rien ? Lui qui nous a fourni de nouveaux noms est resté sans nom
dans ma mémoire, et je ne me souviens pas non plus du nom de son village.
(Mes amis allemands sont tout contents quand ils arrivent à
ce stade de mon récit. Une amie, en particulier, fille d’un pasteur de l’Église
confessante, déclare avec condescendance que ce n’était pas un si gros risque, car
les pasteurs avaient précisément le droit d’établir des papiers d’identité, même
sous les nazis, et elle dit que son père n’aurait pas agi autrement. Tant mieux,
s’ils ont été encore plus nombreux de cette espèce.)
J’ai oublié aussi nos noms. Je n’y ai plus jamais repensé
après la fin de la guerre. Ce n’est pas un refoulement, mais une façon de
laisser les choses derrière soi. Je connais un Juif polonais, aujourd’hui
professeur de littératures romanes aux États-Unis, qui à l’époque nazie a vécu
quatre ans en Belgique sous un faux nom. Il a, lui aussi, oublié ce nom, pourtant
utilisé longtemps. Sa fille, américaine, prétend que c’est un exemple type de
refoulement. Je considérerais plutôt ça comme une saine forme d’oubli. Ce qu’on
ne se répète pas, on l’oublie. Cet homme n’a pas refoulé le souvenir d’avoir dû
changer de nom.
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