Refus de témoigner
ni le contenu ne semblaient
convenir à la situation. Ma mère avait eu l’idée de jouer les grandes dames et
de convaincre ce policier, ou soldat, qu’elle était issue de la bonne société. Elle
parlait donc musique et culture. Elle dit que c’était un homme cultivé.
Il se trouve que le supérieur n’était pas là. Nous avons
attendu. Le policier, dans le fond plutôt aimable et un peu perturbé par cette
curieuse prise, nous donna quelque chose à manger. Ma mère pense que nous l’avons
impressionné par la civilité avec laquelle nous avons partagé. Toujours pas
trace du supérieur. Notre homme commençait à s’inquiéter. Il avait autre chose
à faire, il aurait voulu partir, et il ne pouvait pas se sentir très bien dans
le rôle qu’il s’était donné. D’ailleurs qu’allait-il faire de nous ? Notre
convoi de prisonniers était déjà à mille lieues. Ditha prétend que ma mère lui
plaisait, c’est pourquoi il aurait fini par accepter d’elle un bout de papier
sur lequel elle certifiait qu’il avait sauvé des prisonniers évadés de camps de
concentration, ce qui pouvait lui être utile, dit à nouveau ma mère, auprès des
Alliés. J’objecte que n’importe qui aurait pu l’écrire. Oui, mais j’ai signé de
mon nom en toutes lettres et inscrit notre ancienne adresse à Vienne, reprend-elle
avec cette forme d’obstination irrationnelle qui lui est propre. Je crois qu’il
nous a laissées partir parce qu’il nous trouvait bizarres.
Nous restions parfois pendant des jours dans les villages, d’autres
fois nous en partions le plus vite possible. Il est sûr que nous avions
toujours quelque chose qui devait intriguer, par exemple l’absence de bagages. Toutefois
la plupart des habitants ne se souciaient déjà plus guère de savoir qui
circulait sur les routes. Et puis nous n’avions pas vraiment l’air d’ennemis du
peuple ni de condamnés : une femme avec deux adolescentes, toutes trois de
langue maternelle allemande. Moi, on essayait quand même de me tenir en retrait,
sinon de me cacher, parce que j’avais l’air tellement juif, ainsi que Ditha et
ma mère me le reprochaient sans cesse. De nous trois, c’était moi qui
correspondais le mieux à l’image courante du Juif, non seulement par l’allure
extérieure, mais aussi parce qu’à Christianstadt j’avais appris beaucoup de
yiddish et que si je n’y veillais pas très attentivement, j’employais aisément
telle ou telle tournure yiddish. En outre, toutes deux critiquaient surtout mon
attitude physique, mes mouvements, ma manière de marcher, par exemple, les
mains dans le dos. « Comme un bocher au cheder [30] », disaient-elles
en se moquant, ce qui ne manquait pas de m’énerver.
Nous avons passé quelques jours dans ce qu’on appelait un
village wende, chez un paysan où nous n’avions pas besoin de garder le secret. En
fait, c’étaient des Sorabes qui habitaient là, une minorité slave qui, en RDA, n’aimait
pas à être confondue avec les Wendes ; mais à l’époque la désignation
globale était courante. La langue Morabe est si proche du tchèque que ma mère
pouvait discuter un peu avec notre hôte, car c’était un véritable hôte, qui
considérait les victimes et les ennemis des Allemands comme ses amis. Il
voulait attendre caché dans sa ferme l’arrivée des Russes, avec qui, en tant
que Slave, il se sentait des liens fraternels. En revanche, pour commencer, il
avait envoyé sa femme et sa fille à l’intérieur du Reich, car devant les Russes,
les femmes n’étaient pas à l’abri, pas même les femmes slaves, absolument
aucune.
Notre projet initial d’attendre les Russes, voire d’aller à
leur rencontre, se révélait de plus en plus irréalisable. L’accès au front
était coupé, nous serions allées directement à notre perte. Et l’évacuation des
villages était radicale. Il n’aurait pas été aisé de se cacher, même notre
fermier wende, qui était chez lui, avait prévu où il se cacherait. À cela
venaient s’ajouter les rumeurs tout à fait crédibles de viols collectifs des
femmes allemandes par les Russes. Cela ne nous concernait certes pas, puisque
nous étions nous-mêmes victimes des Allemands, mais les crimes commis contre la
population civile ne pouvaient guère passer à nos yeux pour un acte de justes
représailles, et il ne semblait donc pas recommandé de se mettre entre les
mains de tels vainqueurs.
Un jour ma mère fut prise de la folie des
Weitere Kostenlose Bücher