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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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n’en ont pas
gardé un très bon souvenir. Nous avons été emportées, comme vous, par la marée
des réfugiés et nous avons suivi ce flot de déracinés qui avaient la gorge
serrée de leur propre malheur et ne demandaient plus avec méfiance d’où
venaient les autres. Vous pleuriez ce que vous aviez laissé derrière vous et
surtout la patrie que vous aviez perdue, nous étions heureuses de laisser derrière
nous nos lieux de captivité et d’avoir gagné une chose capitale, qui était le
droit de décider où on mettait le pied.
    Là, il y a eu un recoupement, là, nos chemins se sont
croisés, on peut établir des comparaisons qui n’aboutissent pas uniquement à
constater des différences. Parmi les souvenirs communs, il y a par exemple le
goût de la betterave jaune, agréable parce que nourrissant, et qui a conservé
par excellence, pour certains d’entre vous comme pour moi, la saveur de la
satiété. Ce tubercule, connu aujourd’hui sous une autre appellation locale en
Allemagne occidentale, a été ravalé au rang d’aliment pour le bétail, mais un
petit groupe de personnes, dont je fais partie, à Göttingen, savent que c’est
une princesse bannie pour ses bienfaits et méprisée à tort, et l’honorent
encore à table sous son ancien nom royal, parce qu’elle les a sauvées en ces
temps de malheur.
    La mère de mon peintre de barrières d’Auschwitz est née
pendant l’exode de ceux qui fuyaient la Pologne actuelle. Il y a si longtemps
déjà. Et c’est encore si proche.
    Si j’ai écrit précédemment que je priais le lecteur de ne
pas interpréter mon histoire sous l’angle de l’optimisme qui préside à un roman
comme La Septième Croix , je retire maintenant cette prière, même si c’est
avec quelque réserve, car sur ces petites routes de l’est de l’Allemagne, juste
avant la fin de la guerre, nous étions plus pleines d’espoir que jamais, débordantes
de joie de vivre et de rires. C’était le comportement d’individus qui n’allège
pas d’une seule mort la misère de cette époque. Nous avons beaucoup ri au cours
de cette fuite. Le danger est un bon terrain pour le comique, je ne sais pas
pourquoi. (Un ami qui lit cette phrase me donne la réponse : le comique
sert de soupape à la peur, d’où l’humour noir. Les névrosés, me dit-il, sont
les meilleurs comiques.) À cela venait s’ajouter le goût de l’aventure qu’ont
tous les enfants, que nous avions donc, Ditha et moi, aussi. Nous n’étions pas
effarouchées par notre longue captivité, au contraire : nous jouissions de
tout ce que nous possédions, la vie à l’état brut, car c’était la première fois
qu’elle nous appartenait vraiment. Pour ma mère, ce fut sans doute plus
difficile, mais elle aussi reprit vie, devint spirituelle et inventive. L’une
des raisons de notre bien-être était certainement le fait d’arriver vite à
manger à satiété, ou presque, et de ne plus végéter au bord de l’inanition. Nous
avons mendié et volé, les deux marchaient assez facilement. Les paysans, contraints
d’abandonner leurs fermes, avaient plus de nourriture qu’ils ne pouvaient en
emporter, et ils se montraient généreux. On abattait des bêtes, on vidait les
réserves, de temps en temps on nous donnait même de vrais repas, avec de la
viande. En tout cas, il y avait des pommes de terre, des betteraves et des
pommes. Et grâce aux vêtements qu’on nous avait donnés, nous eûmes vite un air
moins suspect.
    Nous nous étions bricolé un roman, une histoire simple, comparée
à la vraie. Nous nous faisions passer pour des réfugiées allemandes de l’Est, avec
une malade, dont le rôle m’avait été attribué. Nous prétendions avoir abandonné
notre convoi pour me chercher un médecin. Cela avait duré trop longtemps, et
les autres avaient poursuivi leur route avant notre retour. Et nous nous
disions d’abord avec stupéfaction puis avec une fierté croissante :
« Ça marche, on s’en tire. » Ditha et moi, nous nous racontons encore
aujourd’hui nos succès d’alors ; deux femmes vieillissantes poussant des
petits gloussements : « Tu te souviens ? »
    Tu te souviens du policier qui nous regardait de travers, et
tandis que ma mère et moi nous accélérions le pas pour l’éviter, tu es allée
vers lui, en mâchant une pomme, et tu lui as demandé la route du village
suivant ? Comment pouvais-tu, instinctivement, être si psychologue ? Comme
je riais et comme je

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