Refus de témoigner
t’admirais !
Tu te souviens, quand les gens nous ont dit que nous avions
droit à une aide des autorités. Et alors, aussi vrai que je le dis, et plutôt
contre la volonté de ma mère, dans un petit village, tu es allée trouver le
maire, avec tes cheveux roux, tu as fait irruption dans son bureau, convaincue
qu’ils ignoraient qu’il y eût des Juifs roux et qu’on ne le savait que dans les
villes. Tu lui as dit que nous avions perdu notre convoi ; nous n’avions
plus rien, pas de pièces d’identité, pas même de cartes d’alimentation, se
rendaient-ils compte comme c’était terrible pour nous, avec en plus ta petite
sœur malade, est-ce que c’était ça qu’on appelait la communauté nationale
allemande ? Tu avais imaginé ça autrement du temps où tu faisais ton année
de service national, as-tu effrontément prétendu (il faut croire qu’à Vienne tu
avais été plus attentive encore que moi aux slogans des jeunesses hitlériennes,
car au besoin tu les débitais avec un plaisir insolent, comme si tu avais
toujours rêvé de les essayer). Où étais-tu allée pêcher cette histoire d’année
de service national ? J’aurais tellement aimé être présente quand la
secrétaire a murmuré à l’oreille du maire, assez fort pour que tu l’entendes :
« À son âge, nous n’aurions pas osé aller parler comme ça à des adultes. »
Tu es revenue chargée : tu rapportais des cartes d’alimentation et des vêtements,
même des chaussures.
Et je me souviens encore de m’être retrouvée seule devant
une meute d’enfants qui m’interrogeaient, qui voulaient savoir où était mon
père. J’ai bravement répondu qu’il était au front. Mais ils ont continué de me
sonder, ils m’ont demandé combien de fois il était revenu en permission à la
maison. Là, j’ai donné une mauvaise réponse, j’ai fait revenir ce père
imaginaire trop souvent, parce que je ne savais que dire. Les enfants qui m’avaient
interrogée par suspicion sont partis satisfaits rapporter tout aux grands. Alors
vous êtes revenues toutes les deux, je vous ai fait des reproches comme je m’en
faisais à moi-même, vous n’auriez pas dû me laisser là toute seule, j’avais
tout dit ; et brusquement tout le village était à nos trousses comme si
nous étions des sorcières et des démons, et nous, bien entendu, nous n’avons
plus eu qu’à détaler.
Nous avons couru aussi vite que nous pouvions avec ce que
nous transportions. « Jetez les couvertures », ai-je crié en pleine
hystérie, « ça ira plus vite. »
« Il nous les faut, par ce temps », s’est exclamée
ma mère.
Mais j’ai gagné ; dans la détresse, nous avons jeté les
couvertures au fond du premier fossé et nous sommes sorties du village la vie
sauve et les mains vides. Et nous ne sommes pas mortes de froid, car les gens n’étaient
pas partout aussi hostiles, nous avons trouvé un abri. Ce geste de jeter les
couvertures est resté depuis, pour moi, le symbole des décisions qui ne sont
certes pas faciles, mais nécessaires et consistent à sacrifier quelque chose de
précieux en espérant que, dans leur bonté, les dieux ne méprisent pas ce
sacrifice. C’est évidemment une métaphore personnelle qui demande à être expliquée.
Seule Ditha me comprend d’emblée lorsque je dis : « Une fois de plus,
j’ai jeté les couvertures. »
II
Nous pouvions nous reposer quand et où nous voulions, aller
à droite ou à gauche, à notre gré. Pour nous, enfants, c’était la définition
même de l’autodétermination, et cela nous donnait une assurance qui n’était
justifiée en rien, car, ainsi que l’ont montré les exemples précédents, il nous
arrivait d’être identifiées pour ce que nous étions : des évadées. Avant d’avoir
réussi à nous procurer de nouveaux vêtements, un jour nous sommes tombées entre
les mains de la police militaire, trahies par les pièces jaunes cousues sur
notre dos. Nous n’avions pas de papiers, ma mère avoua tout, car il eût été
vain de mentir. Maintenant c’est fini, ai-je pensé alors, et je n’éprouvais pas
tant la peur qu’une grande tristesse de l’interruption brutale de notre vagabondage.
En attendant, l’homme nous a emmenées au poste, où il
comptait nous remettre entre les mains de son supérieur. Déjà sur le chemin, ma
mère entama avec lui une conversation qu’elle poursuivit sans faillir. Le peu
que j’en ai entendu m’a paru étrange, car ni le ton
Weitere Kostenlose Bücher