Refus de témoigner
créancier, et on se livre, en donnant et en réclamant, à des opérations de
substitution qui n’ont aucun sens du point de vue de la raison. J’ai écrit, il
y a bien des pages, que j’avais un don pour l’amitié. J’ajouterai ici : et
aussi pour l’envers de l’amitié. Je n’avais pas commis de trahison, j’étais
innocente, je n’avais rien fait de mal, mais parce que j’avais croqué à la
Connaissance, je savais ce que c’était.
C’est la dernière fois que je fus en contact avec ceux des
camps. Ils marchaient en pleine ville, en plein milieu de la chaussée, en
pleine lumière et, à droite et à gauche, il y avait des gens, des hommes et des
femmes, et même des enfants, qui détournaient les yeux. Ou leurs visages se
fermaient de manière à ce que rien ne pût y pénétrer. Nous avons nos propres
soucis, ne venez pas, s’il vous plaît, nous encombrer de sentiments d’humanité.
Nous avons attendu sur le trottoir que les sous-hommes soient tous passés. Lorsque
les Américains sont arrivés peu après, personne n’avait jamais rien vu. Et d’une
certaine manière, c’était même vrai. Ce qu’on ne perçoit ni n’assimile, on ne l’a
effectivement jamais vu. En ce sens, j’étais seule à avoir vu quelque chose.
« Mais on ne sait jamais », avait dit le
deuxième de mes peintres de barrières qui portait une grande croix de bois sur
la poitrine, « comment on aurait agi soi-même, ou comment on agirait
aujourd’hui, dans un État policier comme ça. Aurait-on eu, aurait-on aujourd’hui
le courage de cacher un évadé, sachant que cela mettrait en péril notre propre
vie ? »
Je réponds : d’accord, on ne peut pas exiger le courage
pour des motifs de conscience, car c’est une vertu ; s’il allait de soi
nous n’aurions pas besoin de l’admirer comme une chose exemplaire. La lâcheté n’est
donc pas non plus un motif méprisable d’inaction ou d’incapacité à agir. La
lâcheté est normale, et on ne peut pas condamner quelqu’un pour un comportement
normal. Seulement on ne peut pas prétendre à la fois qu’on ne savait rien des
crimes nazis et qu’on n’a rien fait contre par peur ou par lâcheté. Ou bien on
n’avait aucune idée de l’existence des camps de concentration, ou bien on avait
peur d’atterrir soi-même en camp de concentration. Pas les deux à la fois. Il approuve
de la tête. J’apporte de l’eau à son moulin. Pas besoin d’exposer à ces deux
objecteurs de conscience la malhonnêteté des générations de leurs parents et grands-parents.
Ils sont parfaitement au courant.
Pourtant la façon dont ce jeune homme remet en cause sa
propre capacité de résistance est plutôt sympathique. La question soulevée ne
me laisse pas de repos. Si la lâcheté est normale et qu’en tant que produit de
l’instinct de conservation elle mérite un nom plus neutre, par exemple celui de
prudence, il n’y aurait plus alors à réprouver, en dessous de la lâcheté,
que la collaboration active, le travail zélé au service d’une mauvaise cause. Je
lui demande alors ce qu’une conscience humaine comme la sienne peut attendre de
celui qui la possède. Où se situe la limite de la lâcheté qu’on se prête ?
Tuer à cause d’une prétendue appartenance de groupe de l’adversaire, parce qu’il
est nègre, juif ou suisse ? « Certainement, répond-il, si je ne
pouvais pas espérer ça de ma part, je n’aurais pas fait le service civil. »
« C’est mieux qu’un bon début », me dis-je tout en pensant qu’il faut
certes penser la même chose de soi-même et de ses propres enfants, car sinon
comment continuer à vivre avec soi-même et ses prochains ? Mais est-ce
vrai ?
Les romans policiers ont un côté rafraîchissant par leur
réalisme moral, car dans un roman policier, tous les personnages se rendent suspects
du seul fait qu’ils apparaissent. Seul le détective est à part, car c’est la
fée qui arrange tout. La certitude que le problème sera finalement résolu est
le kitsch qui fait partie intégrante de ces fictions, la raison pour laquelle
on ne les lit pas plus d’une seule fois. La fin me déçoit le plus souvent, le
début et le milieu me réjouissent parce qu’ils répondent à ma conviction qu’on
ne peut jamais savoir ce qu’on fera. J’estime que c’est juste, même si l’exposé
des motivations du criminel est tiré par les cheveux. La capacité d’apprendre
de l’homme, qui est ce que nous appelons la
Weitere Kostenlose Bücher