Refus de témoigner
à
côté d’elle, sa valise déjà bouclée. Les Russes furent émus, d’autant que la
tante en question parlait un peu le russe. Ces points de contact épars forment
la base de mon amitié avec lui et avec d’autres Allemands. Une base étonnamment
solide.
Enfin je m’éveillai un matin à Straubing, au milieu d’une
foule de réfugiés, dans une petite ville bavaroise, plus petite alors qu’aujourd’hui.
Moi, habitée d’un vertigineux sentiment de bonheur, qui n’avait rien à voir
avec ce qu’éprouvaient alors les Allemands, qui pensaient avoir tout perdu, alors
que nous espérions avoir tout gagné, entre autres la vie. Fond du gouffre de l’abattement
pour les autres réfugiés, sommet de l’euphorie pour moi, que cette arrivée à
Straubing : des hommes libres qui se plaignaient de telle ou telle chose à
l’arrivée, c’était inimaginable après les convois de déportation que nous
avions connus jusqu’alors. Nous étions compatriotes, on nous accueillit en
conséquence, et on nous logea vite dans différentes maisons. Nous fûmes
envoyées toutes trois dans une petite ferme, en bordure de la ville, vers le
bas. Nous partagions une chambre qui n’était même pas trop petite, pur luxe, et
nous étions nourries comme les autres réfugiés.
Mais la contrepartie, l’envers de ces triomphes de la fuite,
était le sentiment de trahison. J’en donnerai ici deux exemples ; le
premier, c’est la trahison comme farce. La fermière chez qui nous logions, avec
qui ma mère s’était un peu liée d’amitié, lui demanda un soir en plongeant
droit son regard dans ses yeux gris-vert pourquoi l’une de ses deux filles
avait l’air juif. Se rappelant à temps que ses deux « filles » ne se
ressemblaient pas du tout, ma mère pensa que la meilleure explication serait deux
pères différents, et avoua alors à son interlocutrice, comme à une sœur, que
dans un instant de faiblesse elle avait couché avec un Juif, la conjurant de
garder pour elle ce secret qui lui avait déjà causé bien des tourments. C’était
une confession de femme à femme. L’autre se montra compréhensive. Le récit de
cette anecdote laisse a posteriori un arrière-goût désagréable, autrement dit, le
comique l’emporte encore, mais tout juste : c’est une mauvaise farce.
Et le deuxième exemple : j’allais acheter quelque chose,
et brusquement je vis un cortège de détenus de camps de concentration qui
traversait la ville, bien sûr pas sur le trottoir, mais en bordure de la
chaussée, accompagnés et surveillés par des SS et des chiens. Et moi, au bord. Je
ne « nous » avais encore jamais vus de l’extérieur. Ce qui me séparait
d’eux, ce n’étaient que quelques semaines, après des années d’existence commune.
Ils étaient tellement épuisés qu’ils avaient tous l’air des « musulmans »
d’Auschwitz. En revanche, les chiens de berger à leurs côtés semblaient bien
nourris et en pleine forme. Mes anciens compagnons de souffrance marchaient
lentement et sans force, alors que j’allais déjà d’un pas bien assuré. J’étais
devenue une petite Allemande ; parfois le dimanche, j’allais à l’église, j’y
avais appris, non sans quelque difficulté, à faire le signe de la croix, je
travaillais au champ de pommes de terre, j’allais et je venais comme je voulais.
Et eux, les miens, étaient là. Je les observais attentivement, avec insistance,
mais si l’un d’entre eux seulement me voyait, je serais pour lui ce qu’avait
été pour moi l’adolescent du camp de vacances vu du train qui nous emmenait d’Auschwitz
à Christianstadt : un étranger, du monde de ceux qui étaient armés.
À cet instant-là, le sentiment de trahison ne s’inscrivait
plus dans le cadre du comique. Certes, je voulais conserver présent à ma
mémoire le souvenir de cette confrontation, mais je ne voulais pas pour autant
revenir en arrière. Les sentiments de culpabilité des survivants ne les conduisent
pas à imaginer qu’ils n’auraient pas droit à la vie. Pour ma part, en tout cas,
je n’ai jamais pensé que j’aurais dû mourir, sous prétexte que d’autres avaient
été tués. Je n’avais rien fait, pourquoi aurais-je dû payer ? Il faudrait
plutôt parler de « dette ». On reste en dette, d’une étrange façon, on
ne sait pas à l’égard de qui. On voudrait prendre quelque chose aux criminels
pour le donner aux morts et on ne sait comment faire. On est à la fois débiteur
et
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