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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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Mais le nom lui-même est comme le numéro de téléphone d’un
appartement qu’on n’habiterait plus. On se souvient certes qu’on avait le
téléphone, mais l’ordre des chiffres importe peu, et par conséquent il s’efface.
Lorsqu’on peut enfin s’appeler de nouveau comme on s’appelle réellement, pourquoi
faire revenir à la mémoire sa fausse identité ?
    Après avoir écrit ces lignes, le nom oublié ne m’était plus
du tout indifférent. J’ai composé le numéro de ma mère à Los Angeles et hurlé
dans le téléphone par-dessus les montagnes et les mers : comment est-ce qu’on
s’appelait avant la fin de la guerre, en Basse-Silésie, puis en Bavière ? Tu
t’en souviens ? Moi pas. Et elle, quatre-vingt-sept ans, dure d’oreille, répond
qu’elle s’en souvient, évidemment ; après une brève hésitation, elle fait
revenir sur l’écran de sa mémoire le nom enregistré : sur nos faux papiers,
nous nous appelions Kalisch.
    Tout d’abord ce nom ne me dit rien. Kalisch. C’est comme un
plat qu’on sort du congélateur, inodore et sans saveur. Au fur et à mesure qu’il
dégèle, il dégage un léger arôme. J’essaie, de très loin, je goûte. Comme il
était pris par la glace et se dégèle à peine, il a conservé l’odeur du vent de
février 1945, où tout nous a réussi. Avec mes treize ans, j’avais remarqué que
Kalisch comportait un K et un L, comme Klüger.
    Dans un bourg, un soir, nous avons pris un train qui
transportait des réfugiés allemands vers le sud de l’Allemagne. Comme bien
souvent, il a fallu décider vite, et l’occasion semblait favorable car les
trains de voyageurs étaient rares. Avec nos nouveaux papiers, nous pouvions y monter
sans problème. À la gare, comme à l’intérieur du train, régnait une atmosphère
fort peu bureaucratique, une forme de matriarcat résolument pragmatique et
amical. Tout le monde était dans le même bateau, tout le monde était bienvenu.
    Je m’allongeai sur une banquette de bois qui était libre, toute
contente de pouvoir m’étirer. J’avais des vêtements chauds, un pantalon long, j’étais
comblée. Et pourtant, une femme, une mère avec ses enfants, me voyant étendue
là m’apporta une couverture qu’elle déplia sur moi, enfant étrangère, sans
autre forme de procès. Je lui en fus reconnaissante… comment ne pas être
reconnaissant à quelqu’un qui vous apporte une couverture ? N’est-ce pas
le geste maternel par excellence ? Mais ce geste s’adressait-il à moi ?
Elle pense que je suis des leurs, et elle me couvre, parce qu’elle me prend
pour une enfant allemande. Non, elle me couvre, parce que c’est moi qui
suis étendue là, en trois dimensions, moi et aucune autre. Elle me voit bien, moi
qui m’endors maintenant sous cette couverture parce que la réflexion donne
sommeil, c’est moi qu’elle voit, moi et nulle autre, il n’y a pas eu de
confusion, le geste s’adressait bien à moi. Ai-je obtenu quelque chose par ruse,
ou cela m’a-t-il vraiment été donné ? Qui s’y retrouverait ?
    C’est ainsi que je suis arrivée parmi les Allemands.

III
    Nous avons voyagé pendant des jours, mais j’ai tout
simplement sauté ces jours dans ma mémoire. J’ai beau me concentrer, je ne
retrouve pas une seule image précise, mais uniquement une suite de paysages
flous. Je me souviens seulement d’avoir dormi, sans doute parce que ces trains
roulaient le plus souvent de nuit et s’arrêtaient le jour pour ne pas se faire
repérer et bombarder d’en haut. Je pense que ce furent des jours d’épuisement
et de détente.
    Les femmes de l’Association d’entraide populaire nazie, la
NSV, venaient nous distribuer de délicieux sandwiches. La NSV était une
organisation caritative, ce qui n’a pas empêché les Soviétiques de traîner dans
leurs camps de la faim les personnes qui en avaient fait partie. NS étaient des
lettres maudites, où qu’elles figurent, elles appelaient la vengeance. Un de
mes bons amis, qui n’avait que quatre ans en 1947, faillit ainsi perdre sa mère,
parce qu’elle était parmi celles qui m’avaient distribué un sandwich au
saucisson dans le train. Il raconte que sa déportation a pu être évitée de justesse
grâce au plaidoyer pathétique d’une tante qui avait été si souvent violée par
les Russes qu’elle n’en avait plus peur, et qui par une intervention théâtrale,
son petit-neveu sur le bras, obtint la libération de la condamnée, qui était

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