Refus de témoigner
groupe hétéroclite : d’une part
des professeurs de lycée d’un certain âge, de l’autre des jeunes gens qui avaient
été étudiants ou voulaient le devenir. Le premier, un professeur en retraite
qui m’enseignait le latin et l’histoire, avait recruté les autres. Mon
professeur de latin était un Bavarois conservateur, qui aimait l’Antiquité, penchant
que je ne comprenais certes pas vraiment mais qui néanmoins a quelque peu
déteint sur moi, parce que je l’aimais bien, pour ses allures paternelles, et
que je le surestimais sans doute parce qu’il était le seul à poser parfois des
questions sur nos années de guerre. Peut-être ce professeur de latin avait-il
été au Parti, le professeur d’anglais avouait sans détours en avoir été membre.
Ils se défendaient tous d’avoir jamais été des nazis convaincus, et pour moi
cette question était trop abstraite. Car je n’avais pas vécu dans l’Allemagne
nazie, mais dans la communauté des Juifs persécutés.
Il en fallait davantage pour que je me mette en colère :
un professeur de mathématiques, réfugié de l’Est, me dit un jour que les
Américains n’auraient pas dû entrer en guerre et empêcher les Allemands de
vaincre les Russes. J’essayai de lui opposer des arguments, n’y réussis pas
vraiment ; je rentrai à la maison en claquant les portes et en criant que
quelqu’un m’avait dit en face que les nazis avaient mené une guerre juste. Si c’était
son opinion, il pouvait au moins s’abstenir de l’exprimer devant des Juifs. Il
n’a pas pu m’enseigner beaucoup de mathématiques, pas plus que mon professeur d’anglais,
viennoise, sympathisante nazie, ne m’apprit beaucoup d’anglais.
Je découvris la discrimination à l’égard des femmes : dérision
et condescendance. Comme j’avais vécu jusque-là parmi des femmes, c’était une
nouveauté pour moi. Un professeur adjoint, ancien combattant, évoque les
problèmes de discipline à l’école. Il dit qu’on peut toucher les garçons « en
faisant appel à leur sens de l’honneur », avec les filles c’est plus
difficile, car elles n’en ont pas. (Lui aussi m’a donné des leçons
particulières, mais je ne me souviens même plus ce qu’il enseignait.)
Au bout d’un an de cours privés, j’obtins une sorte de
baccalauréat de fortune au lycée de Straubing, à l’âge de quinze ans à peine. Si
je l’ai obtenu, et si j’ai seulement été admise à le passer, ce n’est
certainement pas grâce à mes talents, même si je me donnais tout le mal
possible, mais grâce à ma mère et à ses relations avec les puissances d’occupation.
Elle alla trouver le directeur de l’établissement. Peut-être le soudoya-t-elle,
lui et ses collègues, avec des cigarettes, ou bien elle l’intimida en lui parlant
des Américains, ou peut-être encore réussit-elle à l’émouvoir en lui racontant
le destin de la pauvre enfant déportée, ou tout simplement elle sut montrer qu’il
était indifférent pour l’établissement que je parte à New York avec un certificat
de fin d’études secondaires de Straubing, puisque de toute façon je ne
resterais pas là.
Il y eut sans doute des discussions à mon sujet au lycée de
Straubing. L’un des professeurs, un ancien combattant blessé de guerre, était
certainement opposé à ce qu’on me fasse cadeau du baccalauréat. Cela apparaissait
clairement à l’issue de l’oral, où j’avais gardé le silence plus que je n’avais
fourni de réponses. Je comprenais tout à fait que l’on portât sur mes capacités
scolaires un jugement négatif et je ne m’imaginais en aucune façon posséder les
connaissances du bachelier moyen, dont le niveau m’inspirait du reste plus de
respect qu’il n’était justifié, surtout dans ces années-là. Mais en dépit de
toute ma modestie et de tous mes sentiments d’infériorité, j’avais besoin de ce
diplôme de fin d’études, mérité ou non, car je ne voulais à aucun prix
retourner sur les bancs d’une école dans quelque pays que ce fût. Je ne pouvais
plus jouer le rôle d’une enfant parmi d’autres enfants. C’était un peu comme le
logement : que j’aie eu droit ou non à un appartement à Straubing, je
voulais être logée dans un appartement et pas dans un camp. Je n’ai jamais
accordé beaucoup de valeur à ce baccalauréat douteux obtenu sans être allée à l’école ;
mais dans les quelques occasions où il a pu m’être utile, je m’en suis
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