Refus de témoigner
une enfant
terrorisée, en haillons, qui pour comble de malheur présentait par hasard une
certaine ressemblance avec moi. Seules deux strophes de mon poème étaient
reproduites et elles étaient insérées dans le texte larmoyant et pathétique, sollicitant
la pitié du public qui aime les enfants. Je compris alors la réaction de celui
qui m’avait donné le journal.
Je m’étais imaginé que lorsqu’on envoyait un manuscrit, on
recevait une réponse polie, même si les textes n’étaient pas imprimés. Et que s’ils
étaient imprimés, on recevait peut-être quelques marks en guise de rétribution,
et qu’on n’avait pas besoin de traverser la moitié de la ville en vélo pour se
procurer un exemplaire du journal. Le fait que la rédaction ne se soit même pas
mise en rapport avec moi par la suite me révolta particulièrement, car c’était
en contradiction avec les épanchements sentimentaux du journaliste qui avait
concocté cette poignante bouillie, et à qui j’étais tellement indifférente qu’il
ne s’adressait même pas à moi, ne me demandait même pas de mes nouvelles, ni
même si j’avais écrit autre chose. Je voulais être considérée comme une jeune
poétesse qui avait été en camp de concentration, et non pas l’inverse, comme
une enfant des camps qui avait composé quelques vers.
Après ça, je ne souhaitais qu’une chose : que mes
poèmes sombrent le plus vite possible dans l’oubli, mais pour quelques semaines
j’étais devenue une célébrité parmi les DP de l’endroit, même si cela m’embarrassait
beaucoup. Les anciens prisonniers politiques auraient voulu faire de moi leur
mascotte. Ils auraient voulu que je récite mes poèmes en public, alors que je
me reprochais de les avoir envoyés et même presque de les avoir écrits.
Cet épisode n’est qu’une illustration des premiers efforts
pour « surmonter le passé », même si on n’employait pas encore cette
formule à l’époque. On a tellement fait de recherches et on a tellement écrit
sur l’histoire de ce que l’on a appelé « le passé le plus récent » (qui
avec les années ne semble pas vieillir et, du coup, devient presque aussi
intemporel que le Jugement Dernier) qu’on croit peu à peu le connaître, alors
que l’histoire des efforts pour surmonter ce passé reste encore à écrire. Au
lieu de cela, on échange des critiques, et j’y apporte consciencieusement ma
contribution, ainsi que ce texte le prouve on ne peut mieux.
Je dis par exemple : vous parlez de ma vie, mais vous
parlez sans me voir ; vous faites comme si vous vous préoccupiez de moi, mais
vous ne parlez de rien d’autre que de votre propre sentiment.
Chère lectrice, dans les critiques littéraires, les livres
comme celui-ci sont souvent qualifiés de « bouleversants ». Qualificatif
qui s’impose et même en impose. Le critique qui commente mes souvenirs en de
tels termes ne les a pas lus jusqu’ici.
Il y a un épilogue à l’histoire de ma première publication. Quatorze
ans plus tard, mes vers mutilés et rejetés par leur auteur réapparurent sur la
porte de ma maison, en Californie, comme des enfants reniés, mais poursuivant
obstinément la quête de leur mère. Un compilateur soigneux les avait dénichés
et publiés avec d’autres poèmes d’exil ou écrits dans les camps dans un volume
bien imprimé intitulé An den Wind geschrieben . Une fois de plus, on
avait imprimé des textes de moi sans me demander l’autorisation, même si cette
fois il y avait une excuse, car il n’était pas facile de me trouver. Depuis, ils
rôdent ici et là, dans les écoles allemandes, réédités, encore une fois sans
que j’en aie été informée, dans un recueil intitulé Welch Wort in die Kälte
gerufen [31] .
Et l’épilogue ne se termine pas là. À Berkeley, au début des
années soixante, je fis la connaissance d’un éminent germaniste parce que ses
propres poèmes d’exil figuraient dans le même recueil. Sur sa recommandation, le
département d’études germaniques me proposa un poste d’assistante, si je voulais
faire ma thèse ; à moi qui étais bibliothécaire, divorcée avec deux jeunes
enfants, et qui ne réunissait en rien les conditions idéales pour une carrière universitaire.
C’est grâce à mes poèmes sur Auschwitz que je suis devenue germaniste aux États-Unis !
Quand je suis de mauvaise humeur, ça me gêne, car je ne peux pas me débarrasser
du soupçon que pour quelqu’un comme moi,
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