Refus de témoigner
des
étudiants plus âgés, dont de nombreux anciens combattants et même quelques Juifs,
et je me sentais mal à l’aise, parce que je ne comprenais pas grand-chose, mais
aussi parce que j’étais la plus jeune, juive par-dessus le marché. Les enseignants
étaient presque exclusivement des prêtres catholiques, et on ne pouvait pas s’empêcher
de se demander comment ces messieurs nous auraient traités encore deux ans
auparavant. Dans ces amphithéâtres, j’avais l’impression que nous étions
tolérés, non pas bienvenus, et je ne pouvais pas me débarrasser du sentiment de
m’être infiltrée clandestinement. Le nationalisme prospérait et portait ses
fruits. Lorsque le professeur d’histoire mentionna qu’en Pologne Copernic était
considéré comme polonais, tout l’amphithéâtre se mit à taper des pieds au nom
de la germanité de Nicolas Copernic, en allemand Nikolaus Kopernigk. On sentait
chez les Juifs l’irritation de devoir encore, sur les bancs de l’université, se
soumettre à des enseignants qu’ils avaient démasqués en tant qu’oppresseurs. Il
régnait du reste entre eux et les enseignants une atmosphère explosive d’agressivité
réciproque. Ou bien était-ce seulement dans mon imagination, parce que je ne
savais pas très bien moi-même ce que je faisais là ? Lorsqu’un des
étudiants juifs posait une question j’écoutais avec les oreilles des Allemands,
je sentais bien que ce qui venait d’être dit n’était pas en harmonie avec le
langage universitaire conventionnel dans lequel était donné l’enseignement, et
que son allemand était trop marqué par le yiddish.
Aujourd’hui, en Allemagne, les mots yiddish sont à la mode, comme
la cuisine à l’oignon et à l’ail, autrefois honnie. Alors que dans son Alphabet
des sciences naturelles , Wilhelm Busch illustre encore le « Z » d’un
horrible personnage (« le Juif qui se nourrit d’oignons [32] ») et d’un
gracieux animal (le zèbre), il est considéré de nos jours comme petit-bourgeois
de rejeter ces condiments exotiques. Il n’en va pas différemment de la langue :
même à la télévision le bon ton philosémite veut que l’on glisse dans le
discours des bribes de yiddish. On emploie le terme Reibach* pour
désigner un profit illicite, on parle de « Ganoven » plutôt
que d’employer le terme allemand de Schwindler pour parler d’un escroc (en
fait en yiddish correct, le Ganef* est un voleur) et on emploie le mot Chuzpe* pour évoquer le scandale. Je m’aperçois en énumérant ces exemples que ce sont
toujours des termes négatifs. En revanche, on ne comprend pas en Allemagne les
mots yiddish que j’affectionne particulièrement. Par exemple Naches* pour Freude *, souvent utilisé pour ce que l’on souhaite aux autres ou
dont on se réjouit pour eux, Broche* pour Segen [33] , Rachmones* pour Mitleid [34] ou Mitzve* pour gute Tat [35] .
Même Chuzpe, je l’emploie plutôt à propos d’insolence ou d’impertinence,
par exemple au sujet d’un enfant, autrement dit sous une forme plus affaiblie
et non pas à propos d’hommes politiques malhonnêtes ou d’industriels qui font
passer leurs manœuvres illégales pour le fonctionnement social de l’économie de
marché. À la maison on se faisait traiter de unbetamt* quand on était
trop maladroit. Mais Tam* représentait plus que l’adresse, c’était la
grâce, un mot que Thomas Mann connaissait dans ce sens, mais que ne connaît
plus l’habitant actuel de la République fédérale. Ce que les Allemands considèrent
comme le yiddish de bon ton n’est pas la langue tendre, intime et spirituelle
du shtettel*, celle qu’écrivait encore le lauréat du Prix Nobel, Isaac
Bashevis Singer, dont l’œuvre n’est accessible aux lecteurs allemands qu’après
un double éloignement, à savoir la traduction de l’américain ; votre
yiddish est issu de l’argot des petits malfaiteurs.
À l’époque il n’y avait pas de yiddish à la mode.
Autant je me plaisais dans ma chambre d’étudiante, où je
lisais à ma guise de la littérature et de l’histoire, autant je ne me sentais
pas au niveau, et pour cause, dans l’amphithéâtre. Je m’ennuyais et je n’arrivais
pas à prendre goût aux structures de la pensée scolastique, ni même de la
pensée philosophique systématique. J’étais donc plus bête que je ne l’avais cru,
ou du moins espéré. J’étais là avec mon désir confus, mais non moins acharné, que
quelqu’un
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