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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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servie
sans scrupules.

VI
    Olga mentionna incidemment qu’avant la guerre son père
avait envoyé ses travaux de mathématiques à Albert Einstein et qu’il avait été
enchanté de la réponse confraternelle qu’il avait reçue de lui. Quoi, s’exclamèrent
tous les amis et connaissances autour de nous, ton père a correspondu avec
Einstein ! Et nous lui conseillâmes d’écrire à Einstein. On rechercha l’adresse
et on envoya une lettre à Princeton. Elle reçut bientôt, tapée par la
secrétaire d’Einstein, mais portant la signature du grand homme, une réponse
cordiale et chaleureuse dont nous prîmes tous connaissance avec le plus grand
respect en tenant délicatement la lettre du bout des doigts. Il se souvenait de
son père. Il demandait ce qu’il pouvait faire pour elle, qu’elle n’hésite pas à
lui demander, ne serait-ce qu’un colis de vivres. Nous nous consultâmes longuement.
Einstein semblait ignorer que les Américains nous approvisionnaient et que nous
avions de quoi manger.
    Einstein se propose de t’aider, il a beaucoup d’influence. Olga
aurait voulu faire des études de médecine. Écris-lui qu’il t’inscrive dans une
université américaine. Elle hésitait. C’est un des Juifs les plus célèbres du
monde, tu imagines bien que pour lui ce sera un plaisir s’il peut faire quelque
chose pour la fille d’un collègue juif allemand qui a survécu à tout ça. Elle
lui adressa une lettre respectueuse, dans laquelle nous avions tous mis notre
grain de sel. Elle n’avait pas besoin de vivres, mais peut-être pourrait-il l’aider
à réaliser ses projets d’avenir. Cette fois, la réponse qui arriva était de la
secrétaire seule, tapée sur ses instructions, mais sans signature. Il y avait
des gens qui s’imaginaient que Monsieur Einstein avait une baguette magique. Mais
ce n’était pas le cas. On faisait assez clairement savoir à Olga qu’elle avait
dépassé les limites, et on la remettait à sa place. Olga tourna pendant des
jours comme un chien malade. Nous l’avions mal conseillée. Nous lui présentions
des excuses, nous l’avions fait pour son bien. Que devait-il penser d’elle, cet
homme que son père admirait entre tous ? Je me disais qu’il n’était pas si
admirable que cela, même s’il était excellent en calcul. Peu après se
manifestèrent des parents d’Olga qui vivaient en Australie, et elle émigra en
Australie. Elle n’est pas devenue médecin.
    Lorsque trente-cinq ans plus tard je fus nommée professeur d’allemand
à Princeton, et qu’à ce titre je fus présentée au puissant doyen de la faculté,
le Dean of Faculty, lui-même physicien et juif, il attira fièrement mon
attention sur la simplicité de son bureau car cette table avait été le bureau d’Einstein.
Je pris l’air impressionné, mais je pensais : « fétichisme »,
« culte de la personnalité ». Et dans la rue on me montra du doigt
avec la plus grande déférence la secrétaire d’Einstein, une très vieille personne,
qui vivait encore à Princeton. Je me dis : « C’est donc elle qui a
écrit la lettre à Olga. Au nom du grand mathématicien, elle a envoyé à cette
enfant blessée et par conséquent doublement vulnérable, fille du modeste mathématicien
assassiné, une retentissante gifle transatlantique. » Et j’eus horreur de
cette insignifiante petite dame aux cheveux blancs, de même qu’elle et tous les
autres qui étaient restés indemnes ont dû avoir horreur de nous, les survivants.

VII
    Ditha et Olga nous écrivaient des lettres de continents
lointains et je déménageai à Ratisbonne où ma mère habitait une grande maison
avec ses collaboratrices, une équipe internationale des plus hétéroclites. Il n’y
avait pas de place pour les membres de leurs familles. Je louai en ville une
chambre claire à un étage élevé chez une logeuse sympathique. Avec mon
baccalauréat de Straubing, je pus m’inscrire à la faculté de philosophie et de
théologie de Ratisbonne pour le semestre d’été 1947.
    J’ai encore mon livret et ma carte d’étudiante. Le choix de
matières était restreint, je m’inscrivis donc, c’est à peine croyable, en
logique et théorie de la connaissance, histoire de la philosophie du Moyen Âge
et histoire mondiale au début de l’époque moderne. Les questions qui me
préoccupaient nécessairement ne faisaient pas partie de la philosophie qu’on
étudiait là. Je me retrouvai à quinze ans dans un amphithéâtre avec

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