Refus de témoigner
exercer ce métier est le signe d’un
manque de caractère. Comme si je devais quelque chose aux Allemands. À d’autres
moments je me dis, avec cette logique curieuse qui n’est accessible qu’à notre
organe intellectuel le moins fiable, la conscience, que d’un autre côté je n’ai
pas fait de demande de « réparations », je n’ai pas sollicité les
dédommagements que le gouvernement fédéral allemand a versés dans les années
soixante. Je m’en félicite. Étrange compte de débit et de crédit, addition, règlement
de comptes. Et je me dis alors : je ne dois rien aux Allemands, ce
seraient plutôt eux qui me devraient quelque chose. Car j’aurais raisonnablement
pu financer en partie mes tardives études d’allemand grâce à cette allocation. Mais
j’y suis arrivée sans ça. Quand je suis de bonne humeur, je vois une sorte de
justesse poétique, sinon de justice, dans le fait que ce soient précisément ces
poèmes qui m’aient ouvert la voie de ce métier qui me convient sans me convenir.
Il me semble qu’une boucle s’est bouclée.
IV
Dans le cercle des survivants, ou bien on rivalisait de
récits de souffrances et d’horreur, ou bien on voulait au contraire laisser « tout
ça » derrière soi pour se concentrer sur l’avenir. Ou bien on était fier d’avoir
« vécu » et « souffert » plus que d’autres, ou bien on ne
voulait pas passer sa vie à ressasser cette sale histoire qui nous était
arrivée. Les DP qui ne pouvaient pas s’arracher au passé me semblaient
rétrogrades et malsains. (« Arrêtez, parlons d’autre chose. Je voudrais
enfin commencer à vivre comme on vit en temps de paix. ») D’un autre côté,
ce qui était arrivé là m’intéressait encore passionnément. J’étais curieuse, comme
toujours. Je me dérobais, puis je ne me dérobais plus, en alternance variable.
Je lisais aussi régulièrement que possible les nouvelles des
procès de Nuremberg que nos voisins allemands considéraient avec dégoût, comme
si les coupables étaient les enquêteurs et les rapporteurs, et les purs ceux
qui ne voulaient rien en savoir. On n’analysait pas des crimes dont les preuves
et les témoignages étaient pour la première fois exposés en public, on les
écartait avec cynisme. Le procès passait pour une entreprise d’humiliation de l’Allemagne,
rien d’autre. La guerre c’était la guerre. On commença seulement à considérer
les crimes avec les procès d’Auschwitz, qui se déroulèrent ultérieurement, à
Francfort, où des Allemands comparurent au tribunal devant des Allemands et non
pas devant des étrangers.
Je commençais lentement à réaliser que mon frère et mon père
faisaient partie des six millions de Juifs assassinés. (« Six millions d’hommes »,
disait-on de préférence, puisqu’on n’était plus antisémite, on était désormais
prêt à admettre que les Juifs étaient aussi des hommes. Cette dénégation de la
spécificité par son inclusion à la « généralité humaine » ne fut plus
pratiquée par la suite que dans les pays de l’Est, mais là, avec une
application exemplaire.) Aussi longtemps que possible, je fis tout pour ignorer
le lien entre ce qu’on pouvait lire dans les journaux et ma vie personnelle, de
sorte que l’attente impatiente du retour des hommes dans la famille se changea
progressivement en une déception de plus en plus profonde, un peu comme l’attente
du permis d’émigration dans la période d’avant les camps. Un sentiment d’impatience,
de mécontentement précéda la véritable certitude : je leur en voulais de
ne revenir toujours pas, n’avais-je pas supporté assez longtemps cette absence ?
Attend-on toujours pour rien ? À cette époque, j’ai gazé un jeune chiot
sans le vouloir. Il dormait dans la cuisine, je l’ai entendu gémir et je ne me
suis pas levée. Le gaz était ouvert. Je me suis fait des reproches pendant des
jours et des jours.
Je vis en Amérique depuis l’âge de seize ans. En avril 1945,
je ne pouvais pas savoir que je passerais encore deux ans et demi là où j’étais,
à savoir en Bavière. Toujours l’éternelle histoire : où trouver un pays
qui voulût bien nous accueillir ? Les États-Unis avaient une foule de
prescriptions et de quotas qui échappaient à toute analyse rationnelle. Mais de
toute façon je ne voulais pas partir pour les États-Unis. Je n’aimais pas
particulièrement les Américains : que leur programme de
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