Refus de témoigner
entreprenne enfin de m’expliquer ce qui dans les années que j’avais
vécues m’avait semblé mériter une explication, et l’idée assez vague que la
philosophie devait éventuellement me fournir les outils nécessaires à cet effet,
si tant est qu’on pût d’une manière ou d’une autre accéder à cette panoplie. Au
contraire, les cours fournissaient des données abstraites qu’on ne pouvait appliquer
à aucun dénominateur concret sans enfreindre les lois éternelles d’une noble
discipline. Je n’étais pas à ma place, car je me laissais aisément distraire d’un
côté par les symboles, de l’autre par les faits.
N’ayant pas une formation préalable suffisante, je ne
comprenais pas grand-chose, je ne prenais guère de notes et, par nervosité, je
déchirais mes feuilles en petits morceaux. Je ne me rendais pas compte que
cette habitude pouvait paraître désagréable, jusqu’au jour où Christoph me le
fit remarquer. Je déclarai que je me concentrais mieux à condition de n’être
pas forcée d’écrire, il m’objecta avec la douceur qui est la sienne et à
travers laquelle encore aujourd’hui il passe sans transition d’un rien d’ironie
à une sollicitude chaleureuse que cela pouvait donner l’impression qu’on ne
faisait pas attention et que les professeurs n’aimaient pas ça.
Nous étions entrés en conversation grâce à un crayon. C’était
pendant le cours d’histoire, le seul qui me plaisait. Le professeur E. n’était
pas un prêtre bavarois mais un réfugié de Breslau. Il n’avait pas toujours
toutes les réponses prêtes, mais soulevait des interrogations, par exemple sur
l’issue de la guerre des paysans et sur le comportement d’Érasme vis-à-vis de
la Réforme. Je voulais noter quelque chose, mais la mine de mon crayon s’était
cassée. Les produits d’après-guerre. Du rang de derrière, quelqu’un me fit
passer un porte-mine en métal. C’était un étudiant que j’avais déjà remarqué, car
contrairement aux autres, il venait à la faculté en veston et cravate et
regardait toujours d’un air supérieur autour de lui avant de s’asseoir. Le fait
qu’il m’eût remarquée, lui aussi, était une nouveauté dont je me sentis flattée.
Il se pencha alors en avant d’un air démonstratif et me conjura avec une
insistance abusive d’accepter l’instrument qu’il me prêtait pour écrire.
C’est à la sortie de ce cours que s’amorça avec Christoph un
dialogue qui ne s’interrompit plus de tout un semestre. Depuis, il a certes été
interrompu souvent, à cause de l’éloignement, des désaccords, de graves
divergences d’opinions. Tout cela serait normal ; ce qu’il y a d’inhabituel,
c’est que ce dialogue ait toujours pu se renouer. Je dis « renouer »
et je constate que je ne trouve pas pour illustrer cette solide amitié de
meilleure image que celle d’une corde usée, cassante, avec des nœuds qu’on ne
peut plus défaire sans courir le risque de l’endommager gravement. Laisse donc
subsister ces nœuds, ai-je envie de dire à la femme de Christoph, lorsqu’elle s’efforce
d’aplanir ce qui ne peut être aplani, de réconcilier ce qui s’y refuse : même
l’échec, et tout spécialement lui, fait partie intégrante de notre histoire, et
pas uniquement de la nôtre.
VIII
Comme toujours lorsqu’on essaie brusquement d’expliquer
des choses anciennes qui avec le temps semblent aller de soi, on tombe aisément
dans la nostalgie. Je n’étais pas vraiment amoureuse de Christoph, à moins d’entendre
par être amoureux toute forme de fascination bienveillante à l’égard de la
différence que l’on observe dans l’autre sexe. Alors on pourrait dire que j’étais
amoureuse ; sinon, non. Mais la fascination résidait surtout dans la possibilité
de pouvoir traverser la rue, plongée dans des conversations littéraires, avec
le garçon du camp de vacances, celui que j’avais vu agiter son drapeau au cours
du transport vers le camp de travail – il n’y avait pas même deux ans. J’avais
peur qu’il tombe sur mes malheureux poèmes échoués dans le journal et qu’il les
critique avec condescendance. J’étais sur mes gardes jusqu’à en devenir revêche.
Les étudiants se vouvoyaient, nous aussi ; il serait
inimaginable aujourd’hui que deux étudiants, en promenade ou au théâtre, se
vouvoient. Pourtant, ce vous, ridicule dans une perspective actuelle, convenait
parfaitement pour nous, c’était la
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