Requiem sous le Rialto
main, fixant pendant plusieurs secondes les petites bulles qui s’élevaient avant de rebondir à la surface. Soudain, elle posa la question à laquelle Tron s’attendait.
— Et si jamais le comte n’était pas l’homme qui a échappé à Bossi jeudi soir ?
Tron gratta le fond de sa coupelle à l’aide de sa cuillère à glace pour ne pas avoir à regarder sa fiancée. Tous deux pensaient à Julien.
— Alors, finit-il par lâcher, c’est que l’éventreur est quelqu’un d’autre, quelqu’un d’autre qui réside au palais Cavalli. Et cela signifie que Chambord en sait plus qu’il ne veut bien l’admettre.
Le commissaire ne fut pas étonné que Maria comprît aussitôt le sens de ses paroles.
— Le comte de Chambord connaîtrait un secret sur un homme qui connaît son secret ?
Il acquiesça.
— Exact. Silence contre silence. Sauf que demain, quand je l’aurai confronté aux déclarations de Lupi, il n’aura plus de raison de se taire.
La princesse énonça enfin l’évidence :
— Par conséquent, il ne reste plus que Julien et le père Francesco.
— À condition, bien entendu, que l’homme qui a échappé à Bossi soit bien l’éventreur, dit Tron.
— S’il devait malgré tout s’agir du comte, conclut Maria d’une voix terne, il ne mènerait pas simplement une double vie, mais une double double vie.
La manière dont elle formula cette déduction ne donnait pas l’impression qu’elle y crût beaucoup.
1 - « Pour que le vin leur échauffe la tête… » Début de « L’air du champagne » au tableau 3 du premier acte de Don Giovanni de Mozart. ( N.d.T. )
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— Une double double vie ? répéta Bossi d’un air songeur. D’un point de vue philosophique, cette hypothèse ne manque pas d’intérêt.
Il s’appuya contre le dossier rembourré de la gondole de police tandis que sa botte effleurait le haut-de-forme tout neuf de son supérieur, que le commissaire avait eu l’imprudence de poser par terre. Ils venaient de passer devant le môle et le palais des Doges. L’embouchure du Grand Canal s’étalait devant eux. Comme il ne pleuvait plus depuis les premières heures du jour, ils avaient renoncé au felze . Il était bientôt dix heures. Il allait une fois de plus déranger le comte de Chambord en plein milieu du petit déjeuner, pensa Tron qui tenait à la main une grande enveloppe avec le procès-verbal de l’interrogatoire de Lupi.
— Car on peut se demander, poursuivit l’inspecteur, qui mène ici une double double vie.
— Le comte de Chambord, bien sûr ! s’exclama le commissaire.
— Ou un tueur, répliqua son adjoint. Un meurtrier qui est en même temps et le comte de Chambord et l’amant d’un jeune Napolitain. Mais qui est avant tout un tueur.
— Où voulez-vous en venir ?
— Je veux dire qu’il serait déplacé de faire preuve de tact envers l’éventreur.
Tron qui avait enfin compris ne put s’empêcher de rire.
— Je vais vous expliquer pourquoi il faut que je parle à Chambord en tête à tête, inspecteur. Le comte va se trouver dans l’obligation d’avouer des faits dont il n’a pas du tout envie de parler. La présence d’un agent en uniforme conférerait à notre entretien un caractère d’interrogatoire. Je préfère m’en tenir à une discussion informelle parce que je veux à tout prix qu’il parle. Il se peut qu’il soit tombé aux mains de quelqu’un… de quelqu’un qui en sait trop sur son compte.
— À mes yeux, cela reste une pure spéculation.
— Si vous ne reconnaissez pas sa voix, dit Tron, ce sera encore plus que de la spéculation. Vous vous rappelez ce que vous devez dire dans ce cas-là ?
— « Je vous attends au commissariat », répondit Bossi avec une mine indiquant qu’il ne pensait pas devoir prononcer cette phrase.
— Parfait !
Tron se baissa pour éloigner son chapeau des bottes de l’inspecteur.
— Quand je vous aurai présenté à Chambord, vous lui remettrez la boîte à priser. Il est probable que la surprise le poussera à faire un commentaire. Quelques phrases devraient suffire pour vous permettre de reconnaître sa voix – ou pas. Alors vous lui demanderez de signer un reçu attestant qu’il a récupéré son bien et sortirez.
Les lèvres du jeune homme s’arquèrent dans une expression mortifiée.
— Je dois donc sortir pour ne pas blesser les sentiments de ce monsieur ?
— Non, mais parce que j’ai besoin de sa déclaration,
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