Requiem sous le Rialto
des notes sous sa dictée quand un laquais a annoncé la visite du colonel. Me voyant surpris, le comte a précisé que ce n’était pas la première fois. À ces mots, Stumm von Bordwehr a littéralement tressailli.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Ces messieurs se sont enfermés dans le salon, et quand le comte est revenu dix minutes plus tard, il était livide. Il m’a cependant dicté des lettres pendant une heure. Lorsqu’il eut terminé, je suis monté dans ma chambre pour aller chercher mon manteau. C’est à ce moment-là que le colonel, en compagnie de deux sergents, m’a interpellé pour me conduire en prison.
— Quelles raisons a-t-il avancées ?
— Ma correspondance avec un ami français, le secrétaire particulier du duc de…
— Je sais, dit Tron en levant la main.
— Ces lettres, reprit Julien, semblent plus compromettantes que je n’en avais conscience. Je ne pouvais pas me douter qu’on les interceptait pour les lire en secret. Si Stumm y tient, je serai jugé pour haute trahison.
— Voulez-vous dire que le colonel vous a arrêté uniquement à cause de cette correspondance ?
La question parut surprendre le jeune homme au plus haut point. Ou alors, il jouait très bien la comédie.
— Pour quelle raison m’arrêterait-il sinon ?
— À cause des rasoirs, des lanières de cuir et des loups découverts dans votre armoire.
Julien releva la tête d’un geste brusque.
— Comment ?
— Deux rasoirs, deux lanières en cuir et deux loups, répéta le commissaire. Ils étaient posés sur votre bureau. Je les ai vus de mes propres yeux.
— C’est incroyable.
— Quoi ?
— Qu’il ose aller aussi loin.
— Vous voulez dire que le colonel a introduit lui-même ces objets dans votre chambre ?
— Bien entendu ! Vous ne me croyez pas ?
Tron haussa les épaules.
— Je ne sais pas ce que je dois croire. C’est d’ailleurs pourquoi je suis ici.
— Puis-je vous demander dans quel but vous vous êtes rendu au palais Cavalli ?
— Nous avions de bonnes raisons de penser que le comte de Chambord en sait plus qu’il ne veut bien le dire sur une des personnes vivant sous son toit.
— Pourquoi Sa Majesté devrait-elle la couvrir ?
— Parce que cette personne connaît des détails sur sa vie privée. Et que le comte n’a aucune envie qu’elle les révèle.
Julien réfléchit quelques secondes, puis il demanda :
— Vous faites allusion au jeune Napolitain ?
— Donc, vous êtes au courant, constata Tron. C’est bien ce qu’il pensait.
— Il se serait gardé de vous prévenir parce qu’il craignait que je parle ? s’exclama Julien avec un rire amer. C’est ridicule. Pourquoi pense-t-il que je suis l’assassin ?
— À cause de votre chevalière.
Cette fois, le jeune homme écarquilla les yeux.
— Vous voulez parler des armoiries ?
— Oui, les armoiries de Barbe-Bleue.
Au nom de Barbe-Bleue, Julien leva les yeux au ciel. Puis il saisit la bouteille d’eau par le goulot comme s’il étranglait un canard et but une rasade.
— C’est un absurde mensonge que j’ai eu tort de lui raconter, reprit-il. Comme Sa Majesté avait remarqué les armoiries, j’ai prétendu tenir cette bague de ma mère.
— Et qu’en est-il ? voulut savoir le commissaire.
Julien s’ébroua à la manière d’un nageur sorti de l’eau.
— En vérité, je l’ai gagnée au jeu. Nous n’avons rien à voir avec les Montmorency-Laval.
Il fixa Tron avec des yeux maintenant remplis d’une peur non dissimulée.
— Vous croyez vraiment que je suis l’éventreur ?
Bonne question, songea le commissaire, et surtout question décisive. Que pensait-il au fond de ce Julien, hormis le fait que, pour des raisons personnelles, il aurait préféré le savoir à Paris ? Pouvait-on à bon droit soupçonner le neveu de Maria d’étrangler et d’éventrer des jeunes femmes ? Toutes blondes aux yeux verts, comme la princesse ? À titre d’ersatz, en quelque sorte ? Non, cette hypothèse était grotesque. En même temps, s’il n’était pas l’assassin – ce qui paraissait à Tron de plus en plus évident –, cela signifiait par voie de conséquence que le colonel avait placé dans sa chambre les rasoirs, les lanières et les loups.
— Peu importe ce que je crois à votre sujet, finit-il par dire. L’affaire est désormais entre les mains de la Kommandantur. D’un point de vue officiel, je ne peux plus rien.
— Et de
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