Requiem sous le Rialto
l’éventreur de Venise ne relève plus de la police. Nous avons d’autres chats à fouetter !
— Nous n’avons aucune affaire urgente pour le moment, baron.
— Rien du tout ? Même en période de carnaval ?
— Des voleurs à la tire sur la place Saint-Marc, des tricheurs au Café oriental , quelques bagarres sur le môle et la vente de clichés licencieux sur la riva degli Schiavoni, c’est tout.
— Des peccadilles donc, déclara Spaur. Cela prouve l’efficacité de la police.
— Cela étant, déclara Tron qui venait d’avoir une idée, il reste une affaire inquiétante en rapport avec le comte de Chambord. Nous disposons en effet de documents et d’un témoignage attestant de relations contre nature.
Le commandant de police écarquilla les yeux d’un air outré.
— Le comte de Chambord ? Vous plaisantez ?
— Pas le moins du monde, dit Tron avec une expression de regret. Or vous savez bien que, dans ce genre d’histoire, il y a toujours des fuites. La presse française ferait ses choux gras d’une telle révélation.
— Seriez-vous en train de… ?
L’expression de regret sur le visage du commissaire se renforça.
— J’attire juste votre attention sur de possibles indiscrétions, baron.
Était-ce assez clair ? Devait-il encore dépeindre les sentiments de Sa Majesté le jour où elle découvrirait un tel article dans la presse ? Ou émettre des hypothèses quant aux réactions de la baronne ? Non, le sous-entendu parut suffire. Spaur poussa le soupir d’un homme obligé de céder à un abominable chantage.
— Que voulez-vous, commissaire ?
— Quelques lignes à l’attention du général de division Nadolny, répondit celui-ci avec la placidité d’un négociant. Écrivez-lui qu’il vous faudrait pour l’un de vos hommes un laissez-passer valable en dehors des heures réglementaires, car ce subordonné souhaiterait s’entretenir avec M. Sorelli. Personne ne sera au courant de cette visite.
50
— Je m’attendais à Stumm von Bordwehr, mais sûrement pas à vous, commissaire ! s’exclama Julien qui avait bondi en entendant la porte s’ouvrir. Je n’ai vu personne de toute la journée.
Le jeune homme se tenait debout sous la lampe à pétrole suspendue au plafond. Dans la pénombre, le rayon de lumière faisait ressortir son nez rougi par le froid et donnait au bas de son visage l’apparence d’un masque. Une odeur de vomi, amère et pénétrante, flottait dans la cellule.
Pour arriver jusqu’à lui, Tron avait dû montrer trois fois son laissez-passer : tout d’abord à un sergent en faction à l’entrée, dans la cour du palais des Doges, ensuite à un officier transpirant l’ennui, au bout du couloir au rez-de-chaussée, et, enfin, au sergent qui lui avait ouvert la porte de la cellule, au quatrième étage. Il avait été convenu que celui-ci viendrait le rechercher une heure plus tard.
En fait, comme le commissaire avait pu le constater, Julien n’était pas enfermé dans les Plombs, qui se trouvaient directement sous les toits, un étage plus haut, mais dans une cellule ordinaire à la porte massive, recouverte d’une plaque en métal, et à la lucarne munie de barreaux. Le mobilier se limitait à une chaise, un seau, une table sur laquelle était posée une bouteille d’eau, et un lit de camp recouvert d’un plaid militaire. Pour parer contre l’absence manifeste de chauffage, le jeune homme avait relevé le col de son manteau. Il faisait si froid qu’un nuage de buée sortait de sa bouche à chacun de ses mots. Passer la nuit ici ne serait pas une partie de plaisir.
— Je dois reconnaître qu’il n’a pas été facile de vous rendre visite, dit Tron après s’être assis sur la chaise branlante à côté du seau. Le colonel m’a refusé l’autorisation.
— Stumm von Bordwehr m’a arrêté alors que je partais au commissariat central.
Julien ajouta sans hésiter :
— Je pense qu’il savait où je me rendais.
— Il voulait vous empêcher de me parler ?
— On dirait bien.
— Et quel secret voulait-il protéger ?
— Le fait qu’il fréquente le palais Cavalli, ce que j’ignorais jusque-là, dit le prisonnier en fixant le commissaire avec insistance.
— Et comment l’avez-vous appris ?
— Par une inadvertance du comte.
Julien émit un rire méprisant qui fit jaillir de sa bouche une bouffée de vapeur blanche.
— Je me trouvais dans le cabinet de travail de Sa Majesté pour prendre
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