Requiem sous le Rialto
noire, vêtus de costumes mauresques, circulaient parmi les groupes pour proposer des sorbets, un vin pétillant ou des liqueurs de rose. Un perroquet multicolore voltigeait en hauteur et fondait de temps à autre sur la foule, ce qui déclenchait chaque fois un hurlement strident des femmes. En continuant sa progression à pas lents, il constata avec satisfaction que ses cheveux blonds et sa bouche sensuelle lui valaient l’attention de la gent masculine. Un Neptune masqué, tenant à la main un trident en bois, lui adressa un regard lubrique. Une Cléopâtre dodue – visiblement un homme d’âge mûr – lui fit un clin d’œil entendu lorsqu’il passa près d’elle.
À droite de l’estrade réservée à l’orchestre, il découvrit le commissaire devant une fenêtre donnant sur le Grand Canal, la tête enveloppée d’un bandage. Il portait une queue-de-pie noire et, en sa qualité de maître de céans, il avait gardé le visage découvert. Dans cette atmosphère enfiévrée, ses lèvres pincées en un sourire ironique produisaient une impression de lucidité sceptique. À sa gauche se tenait une élégante dame aux cheveux blancs, sans doute sa mère. Et à côté d’eux, la splendide princesse de Montalcino, elle aussi à visage découvert, s’entretenait avec une créature au sexe indistinct. Cette jeune personne portait une tunique scandaleusement courte et des sandales à talons hauts qui mettaient en valeur le galbe de ses jambes fines. Il n’aurait pas su dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme.
La musique reprit. Il vit alors les couples s’avancer sur la piste et esquisser quelques pas encore hésitants. L’orchestre interprétait Ambassadeur du carnaval , sa valse préférée. Sans le vouloir, il se mit à se balancer au gré du rythme à trois temps. Il eut presque envie de valser seul.
En se retournant, il aperçut celui qu’il recherchait, à quatre pas de lui à peine, derrière une Colombine et un Arlequin. Il s’entretenait avec la drôle de Cléopâtre dont l’épais maquillage commençait déjà à couler. De toute évidence, la reine d’Égypte voulait qu’il l’invite à danser car il secouait la tête en riant d’un air gêné. Comme il s’y attendait, l’homme portait un simple frac. Son déguisement se limitait à un petit loup de couleur noire.
Enchanté que ses problèmes s’arrangent tout à coup avec tant de simplicité, il prit une coupe sur le plateau d’un des Maures et la vida d’un trait. Le vin pétillant, d’excellente qualité, le rafraîchit. Il se sentait dès lors de bonne humeur, plein d’entrain et assoiffé d’action.
1 - « Dame. » ( N.d.T. )
55
Tron, transpirant sous son bandage, se tenait au fond de la salle de bal. Il nota sans surprise les premiers signes de relâchement. Comme d’habitude, la chaleur, le champagne et les masques levaient les inhibitions. Il savait par expérience qu’à dix heures, au plus tard, les conventions commenceraient à se lézarder. Alors, les yeux des hommes s’attarderaient sur les décolletés des femmes plus longtemps que ne l’autorisait la bienséance, et leurs mains glisseraient mine de rien en dessous des hanches de leurs cavalières pendant qu’ils dansaient. Les aveux intimes, d’ordinaire accueillis par un mouvement de rejet outré, seraient non seulement tolérés, mais même bienvenus. C’était au bout du compte le sens d’un bal masqué.
Tron tourna la tête en entendant des rires bruyants au pied de l’orchestre. Trois messieurs vêtus de culottes bouffantes et coiffés de perruques poudrées lançaient des confettis et des serpentins sur trois jeunes femmes habillées de robes en soie. Celles-ci poussaient de petits cris perçants tandis qu’ils profitaient de la liberté garantie par le carnaval pour ramasser les petites rondelles de papier tombées dans leurs décolletés.
Comme toujours, le commissaire s’efforçait de deviner qui se cachait derrière les masques. Même s’il n’avait pas su qu’il voulait se déguiser en Cléopâtre, il n’aurait eu aucun mal à identifier Spaur, car son supérieur semblait tenir à tout prix à ce qu’on le reconnaisse. Dès son arrivée, il avait fait un tour de piste en compagnie de son épouse et, maintenant, il essayait manifestement de convaincre Stumm von Bordwehr de l’inviter à danser. Le colonel, pas difficile à repérer non plus, levait les mains en signe de refus et secouait la tête en riant. En tant
Weitere Kostenlose Bücher