Requiem sous le Rialto
sur le fait, il n’en croirait pas ses yeux – d’autant qu’il serait déguisé en femme – et tiendrait tout d’abord ce crime pour une blague de carnaval.
Il ne s’agissait au fond que d’un coup de poignard rapide, porté par un mouvement de l’avant-bras. S’il parvenait à frapper en plein cœur, le drôle s’effondrerait sans avoir eu le temps de ressentir grand-chose, peut-être même une coupe de champagne à la main, ce qui, somme toute, constituait plutôt une belle fin. Le seul danger dans toute cette histoire était de ne toucher qu’une côte. Cependant, même dans cette éventualité, il faudrait une ou deux secondes pour que les voies nerveuses transmettent la douleur au cerveau ; il aurait donc le temps de s’éloigner. Et même, dans le pire des cas, un coup de poignard dans le ventre suffirait : sa victime mourrait alors d’une hémorragie. Si la lame était acérée, la douleur ne se déclarerait là encore qu’au bout de quelques secondes. Dans l’intervalle, il aurait pris le large, sans compter que les autres se lanceraient de toute façon à la recherche d’un homme.
Il décrocha la robe de son cintre, la posa sur son lit, puis enfila ses bas. Ensuite, il mit la robe et la boutonna. La pochette noire et un mantelet à plis Watteau, qu’il déposerait au vestiaire à son arrivée, venaient compléter le déguisement. Un coup d’œil dans le miroir lui apprit qu’il faisait son âge. Il poussa un soupir résigné. Il avait été stupide de s’imaginer qu’une perruque blonde et un soupçon de fard lui rendraient les années passées. D’un autre côté, cette allure de femme mûre présentait des avantages. On eût dit une signora 1 profitant d’un bal masqué pour essayer de placer sa fille. « Élisabeth, tâche de te rendre intéressante ! » s’écria-t-il d’une voix haut perchée en fixant son reflet dans le miroir. Alors, il fut obligé de rire. Non, vraiment, vue sous cet angle, son apparence extérieure était parfaite. On ne pouvait pas concevoir de meilleur camouflage.
Avant de monter à bord d’une gondole, il devait encore régler une petite formalité. De fait, il n’avait pas reçu d’invitation au palais Tron. Or, sans invitation, on ne le laisserait pas entrer. Il se pencha – car il avait pris soin de louer une robe dans laquelle il était libre de ses mouvements – et tira vers lui la valise plate cachée sous le lit. Elle contenait deux lanières en cuir, une demi-douzaine de rasoirs effilés et un casse-tête acheté quelques jours plus tôt. Après un bref instant de réflexion, il préféra celui-ci. S’il ne tapait pas trop fort, le comte de Chambord ne souffrirait d’aucunes séquelles durables.
Après avoir pris place dans l’embarcation, une demi-heure plus tard, il ne put s’empêcher d’admirer l’habileté du gondolier. Entre-temps, le brouillard était devenu si épais qu’en dehors de la petite lampe fixée à la figure de proue on ne voyait quasi rien. Le batelier veillait à longer la rive gauche, car les façades des palais, sur lesquelles on distinguait de-ci de-là une faible lueur, constituaient son seul point d’orientation. Enfin, le ponton du palais Tron, illuminé par une douzaine de torches, surgit dans la brume obscure. Une dernière rotation de l’aviron ralentit la gondole. La coque vint frapper avec douceur la plate-forme en bois, et des mains charitables se tendirent aussitôt dans sa direction.
Comme le comte de Chambord figurait sur la liste des invités sous le nom de duc de Bordeaux – sur l’invitation, en revanche, on avait écrit son titre de complaisance –, les laquais connurent un bref moment de désarroi. Si on allait chercher le commissaire pour régler cette affaire, il était perdu. Dieu merci, ils le laissèrent passer sans plus de difficulté. Personne ne semblait surpris que le comte de Chambord – ou duc de Bordeaux, comme on voudrait – se présentât déguisé en femme, dans une robe du soir.
Il pénétra dans la salle de bal juste au moment où dix coups étouffés provenant du clocher de San Stae traversèrent la nebbia pour se mêler aux rires et aux cliquetis des verres. La plupart des invités semblaient déjà arrivés. La salle, une galerie tout en longueur éclairée par d’innombrables chandelles, était pleine à craquer. L’odeur de miel des bougies se mêlait à celle de dizaines de parfums et à un relent de soie humide et froissée. Des pages à la peau
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