Requiem sous le Rialto
pas pour un homme. Et la baronne peut se le permettre, précisa-t-elle en levant de nouveau les yeux au ciel, quoique cette fois d’un air rêveur, ce qui troubla son fiancé au plus haut point. Elle sera splendide ! Les dames seront folles de jalousie, et les messieurs fous de rage puisqu’ils ne peuvent décemment pas valser avec un homme.
— Mlle Violetta sera sans doute fâchée de ne pas pouvoir danser, remarqua le commissaire. Pourquoi ne danserais-tu pas avec elle, toi ?
La princesse, qui ne supportait pas de recevoir des conseils virils, lui adressa un sourire glacial.
— J’en ai bien l’intention, Alvise, et pas qu’une seule fois. Ne t’inquiète pas, nous avons parlé de tout.
Parlé de tout ? Cette expression perturba beaucoup Tron qui se demanda soudain ce que signifiait parler de tout et quelles tendances secrètes la princesse renfermait au fond de son cœur.
54
Il lui fallut presque deux heures pour se maquiller. L’entreprise s’était en effet révélée être un travail délicat et assez ardu. Il avait acheté toute une collection de petits pots et de godets, vendus dans une boîte en carton sur laquelle s’affichait une célébrité du Boulevard parisien. Sans le mode d’emploi rédigé en français, il n’y serait jamais arrivé. Mais, au bout du compte, il devait reconnaître que le résultat était plutôt satisfaisant.
Un léger coup de crayon sur ses paupières rehaussait l’éclat de ses yeux tandis qu’une touche de carmin ravivait son teint d’ordinaire si pâle. Son nez, qu’il avait toujours trouvé un peu trop pointu, lui semblait à présent d’une extrême noblesse. Même sa bouche, embellie par les cosmétiques, paraissait plus pleine et plus sensuelle. C’était l’essentiel finalement, vu que, s’il portait une bautta , l’attention des hommes se concentrerait sur cette partie de son visage. Après mûre réflexion, il avait opté pour un rouge foncé, avec un subtil reflet nacré. Il avait craint à tort que cette couleur ne s’harmonisât pas avec celle de son masque ; en vérité, les deux nuances de rouge se complétaient à merveille. Elles renforçaient son air langoureux et ne juraient en rien avec sa perruque blonde.
Cela étant, il s’agissait surtout de passer inaperçu. Il verrait sur place comment s’inscrire dans la liste des danseurs car il avait très envie d’une valse. Mais il éviterait les quadrilles ou les menuets aux figures complexes, à supposer qu’ils ne fussent pas passés de mode. Si ses informations étaient correctes, le bal de la comtesse Tron accueillait une centaine de personnes, toutes déguisées de manière plus ou moins excentrique. Par conséquent, personne ne prêterait attention à lui. Quant au fils de la maison, le commissaire, il ne semblait pas avoir inventé la poudre à canon. De ce côté-là, il n’avait donc rien à craindre non plus.
Si l’on partait du principe que la moitié de l’assistance serait de sexe masculin, il lui suffisait de passer en revue une cinquantaine de personnes pour trouver son homme. Se cacherait-il derrière un costume exotique ? Non, cela paraissait fort peu probable. Sans doute le drôle se contenterait-il d’un simple frac, avec une bautta bien entendu, puisque c’était la consigne. Mais le masque ne l’empêcherait pas de le reconnaître. Et alors…
Il détourna les yeux du miroir, se leva et se dirigea sans hâte vers la penderie où il avait accroché la robe louée l’après-midi dans un magasin de costumes. Après qu’un jeune commis l’eut assommé de détails, il s’était prononcé en faveur d’une simple robe du soir en satin noir dont les manches bouffantes descendaient presque jusqu’aux coudes. Il lui suffirait de porter de longs gants vénitiens pour cacher ses avant-bras. Il s’était déjà rasé les poils sur la bande de peau qui resterait visible. Quant à la pochette en maroquin noir avec des applications dorées, elle aussi en location, elle était plus encombrante qu’une bourse, mais il n’avait pas le choix s’il voulait y ranger son stylet.
Bien entendu, l’idée qui lui avait traversé l’esprit sur le ponte della Paglia n’avait rien de neuf. Il eût été le premier à le reconnaître. On pouvait tout au plus distinguer une certaine originalité dans l’invraisemblance du scénario. Un homme ayant tous ses esprits ne se risquerait jamais à mettre en œuvre un plan pareil. D’ailleurs, si quelqu’un le prenait
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