Requiem sous le Rialto
soirs.
Le commissaire se pencha sur son couvert.
— Un Parisien ravi de la vie nocturne à Venise ?
— Du carnaval ! rectifia-t-elle avant d’ajouter : Le meurtre de Grassi va, lui aussi, l’enchanter.
— Il aime les meurtres ?
— Disons qu’il s’y intéresse .
Elle écrasa sa cigarette.
— Le nom de Lombroso te dit-il quelque chose ?
Tron réfléchit un instant.
— Le Dr Lionardo connaît un professeur Lombroso à Pavie.
— Alors, c’est bien lui. Julien a suivi son enseignement.
— Selon Cesare Lombroso, précisa le commissaire, on reconnaîtrait un criminel à certaines caractéristiques physiques. C’est du moins ce que j’ai retenu des explications de Lionardo.
— Si tu veux en apprendre plus à ce sujet, adresse-toi à Julien. Bossi a-t-il photographié ce Grassi ?
— Oui, comme d’habitude, répondit Tron. Il a photographié le cadavre. Pourquoi ?
— Parce que Julien sera sans doute curieux d’étudier la physionomie du boucher.
— Tu crois qu’ensuite il pourra dire s’il a bel et bien commis le meurtre dans la gondole ?
— Ou l’inverse. Il saura peut-être si vous faites fausse route.
Tron termina le dessert.
— M. Sorelli ne possède donc pas seulement ce fameux chic parisien , c’est aussi un génie de la criminalistique ? remarqua-t-il avec ironie.
La princesse parut amusée.
— Depuis quand as-tu des problèmes avec les hommes intelligents ?
Il avait des problèmes avec les hommes intelligents ? Lui ? Non, pensa-t-il. Pas plus qu’avec les femmes intelligentes.
— J’ai juste un problème, rétorqua-t-il d’un ton acerbe, avec les gens qui s’autoproclament criminalistes.
— As-tu bien conscience que…
Maria laissa la phrase en suspens, regarda l’assiette de son fiancé, où toute trace de mascarpone avait disparu, puis son fiancé lui-même.
Tron fronça les sourcils. De quoi devait-il avoir conscience ? Qu’il se comportait comme Othello ? Que le dessert valait une fortune ? Elle n’allait pas remettre ça, quand même ? Allaient-ils de nouveau se disputer à propos de son salaire ?
La princesse sourit avec indulgence.
— As-tu bien conscience, reprit-elle, que tu t’endors aussitôt, quand tu t’empiffres de dessert ?
À cet instant précis, la pendule de la cheminée sonna dix heures.
— Tu veux dire, demanda le commissaire en riant, que je m’endors juste au moment où Venise se réveille ? Seuls les étrangers raffolent des nuits vénitiennes. Ils croient que nous vivons toujours au XVIII e siècle et que nous allons tous les soirs au bal masqué. Exactement comme ton neveu Julien.
1 - « L’amour triomphe de tout. » ( N.d.T. )
16
Le Mulino rosso , où les hommes à l’esprit aventureux en avaient, paraît-il, pour leur argent, occupait un palais rénové depuis peu sur le campo San Martino. Une musique bruyante s’échappait des fenêtres en ogive grandes ouvertes. Il se demanda ce que les riverains pouvaient bien en penser. Les trois femmes au maquillage outrancier qui fumaient sur le pas de la porte lui jetèrent un coup d’œil au moment où il passa le seuil. L’une avait les cheveux roux, les deux autres étaient brunes. Rien d’intéressant, donc. La bête au fond de lui n’aimait que les blondes.
Il avait déjà mis son loup noir, le même qu’à la locanda Zanetto . Comme tout le monde en portait de semblables, il n’avait aucune raison d’en changer. D’autant qu’il n’avait pas l’intention de passer à l’action ce soir-là. Si on avait fouillé ses poches, on n’y aurait rien trouvé, ni rasoir ni lanière en cuir. Il voulait juste prendre ses repères et, à la rigueur, convenir d’un rendez-vous. C’était si romantique, un rendez-vous.
La décoration de la salle de bal – lustres à chandelles et tapisseries en damas rougeâtre aux murs – dénotait un établissement huppé. L’orchestre portait l’habit, et le public ne ressemblait guère à celui de la locanda , constitué avant tout d’artisans et de sous-officiers. Ici, des étrangers descendus dans les meilleurs hôtels de la ville, des Vénitiens à la mise élégante et des officiers autrichiens donnaient le ton. Il n’y avait pas de rangs très élevés, mais des lieutenants de tous les corps d’armée possibles. Il reconnut des chasseurs impériaux, des dragons de Linz, des chasseurs croates stationnés à Venise. Quelques-uns dansaient ; la plupart fumaient au bord de la
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