Requiem sous le Rialto
piste.
Où se trouvait donc le comptoir autour duquel s’ébattaient en général les prêtresses de l’amour ? Il tendit le cou pour jeter un œil derrière la foule des danseurs. Ah ! il était tout au fond, à deux pas du podium sur lequel jouait l’orchestre. Introibo ad altare Dei 1 , pensa-t-il avec un sourire avant de s’avancer.
Trois lieutenants de chasseurs croates, postés à côté du bar, discutaient avec deux demoiselles. Près d’eux, un homme en queue-de-pie, le visage écarlate, chancelait légèrement. Derrière le comptoir, une jeune serveuse essuyait des verres. De magnifiques bouteilles de champagne au col doré étaient alignées sur la surface en marbre, ainsi qu’une grande coupe à fruits en cristal, remplie d’oranges et entourée de diverses liqueurs. L’énorme miroir fixé au mur reflétait la lumière des chandelles et les mouvements colorés des danseurs. En s’approchant, il ne put faire autrement que de s’observer.
Il fut surpris de constater que le côté volontaire de son caractère ressortait aussi peu. Le loup ne cachant que le haut de son visage, il se serait attendu à voir deux canines aux coins de sa bouche. Au lieu de cela, il ne distinguait qu’une bouche mince, presque ascétique, qui s’accordait parfaitement à un menton peu prononcé. Bref, il avait un physique on ne peut plus banal. La serveuse derrière le comptoir avait-elle même remarqué sa présence ? Allait-il devoir agiter le bras, tel un naufragé sur son radeau, pour obtenir à boire ? Non, elle l’avait repéré. Il lui demanda une coupe de champagne. Le champagne rend le pied alerte , disait-on. En fait, il s’agissait d’un abominable mousseux, mais compte tenu de la température dans la salle, il se réjouit de pouvoir tremper ses lèvres dans une boisson fraîche et pétillante.
Voilà deux jours qu’il était d’excellente humeur. La bête fauve au fond de lui avait continué de dormir pendant qu’il flânait dans les ruelles et même quand la pluie l’avait obligé à s’asseoir dans un des cafés de la place Saint-Marc. En cette période de carnaval, la ville entière semblait s’être métamorphosée en une ruche bourdonnante. La nuit, on avait le choix entre des dizaines de bals masqués ; le jour, on aurait dit qu’un passant sur deux portait un tricorne et une épée. Dans leurs uniformes bariolés, les officiers autrichiens, omniprésents à Venise, donnaient l’impression d’être des figurants dans une opérette d’Offenbach. Ils auraient sans doute, pensa-t-il avec amusement, été enchantés de l’apprendre.
Il ferma les yeux et tenta de se rappeler la satisfaction éprouvée au moment où il était descendu de la gondole devant le Rialto. Il n’arrivait pas à croire que, dans le feu de l’action, il n’eût commis aucune erreur grossière. Pourtant, si, il avait pratiqué les incisions d’un geste sûr et expérimenté. Même le bref échange qu’il avait eu avec le gondolier, une fois le travail terminé, méritait le qualificatif d’impassible. Le lendemain matin, il avait jeté sa redingote tachée de sang dans un canal. Si quelqu’un la trouvait et la rapportait au commissariat, la police ne serait pas plus avancée – sans compter qu’à Venise personne n’allait voir la police pour quelques taches de sang sur une redingote quasi neuve.
Il buvait une nouvelle gorgée de mousseux quand une main se posa sur sa manche. La peur au ventre, il fit volte-face. Ce qu’il découvrit alors lui coupa le souffle. En même temps, il sentit la bête fauve en lui se réveiller.
Elle savait parfaitement ce qu’elle faisait en posant la main sur sa manche, car elle l’avait observé pendant un petit moment. D’abord, il allait prendre peur, mais dès l’instant suivant, il trouverait cette caresse agréable, charmante. Au bout du compte, il était venu pour cela. Et selon toute apparence, il se demandait depuis le début comment aborder l’une d’entre elles. Il n’avait pas l’air d’un homme à l’aise avec les femmes, même avec celles dont le métier consiste justement à se faire aborder. Quand on le regardait, avait-elle noté, il détournait la tête et rougissait. Un pauvre hère qui, si on ne l’aidait pas un peu, s’en irait au bout de quelques heures, Gros-Jean comme devant.
Par expérience, Julia Dossi savait qu’il existait deux catégories de clients : les aigles et les poulets. Les aigles en voulaient toujours plus et
Weitere Kostenlose Bücher