Requiem sous le Rialto
posés sur la table au centre de la pièce. Une forte odeur de poudre et de poils brûlés flottait dans l’air.
Le boucher gisait au pied de la table, couché sur le côté, de sorte qu’on voyait distinctement le trou dans sa tempe droite, entouré d’une couronne de cheveux calcinés. Il tenait encore le pistolet à la main et ses yeux grands ouverts fixaient le cochon français sur le mur d’en face. Sa bouche était déformée par un rictus stupide, comme si la vue du porc lui procurait un étrange plaisir.
Tron, qui s’était agenouillé près de lui en même temps que l’inspecteur, se releva en silence. Il remarqua alors un détail qui lui avait échappé.
Sous les deux affiches représentant le porc et le bœuf étaient fixées deux planches tirées d’un manuel d’anatomie, qu’on se serait plutôt attendu à trouver chez un médecin. Les gravures, coloriées à la main, avaient été découpées avec soin, lissées et fixées à l’aide de petits clous. La première montrait les organes de la partie inférieure du corps humain, la seconde ceux de la partie supérieure.
Bossi s’était relevé à son tour. Lui aussi semblait avoir aperçu les planches anatomiques. Tron le vit prendre une mine surprise, s’avancer vers le mur et se pencher. Lorsqu’il se retourna, il avait le front plissé.
— On dirait que l’affaire est résolue, conclut le commissaire.
15
Le temps s’était refroidi au cours de l’après-midi. Tron se réjouissait donc particulièrement de dîner chez la princesse, et non dans la salle aux tapisseries du palais familial où, en hiver, de petits nuages de vapeur vous sortaient par la bouche. La grande salle à manger de sa fiancée offrait au contraire un confort remarquable. Un gigantesque poêle en faïence répandait une agréable chaleur tandis qu’un épais tapis d’Aubusson tenait en échec le froid montant du sol.
Le menu s’était composé de cailles aux raisins *, servies en silence par Massouda et Moussada. Quand les deux domestiques débarrassèrent, le commissaire avait fini de raconter le suicide de Grassi. Il repensa aux planches d’anatomie accrochées au mur de l’arrière-boutique. Tout semblait concorder à merveille.
Peut-être trop, songea-t-il. Qu’importe, Spaur avait déclaré le dossier clos et félicité son adjoint pour la rapidité de son enquête. Le commandant de police n’avait pas caché sa joie à l’annonce de la mort du boucher. De cette manière, avait-il déclaré, on n’avait pas à craindre un procès où Grassi aurait donné l’impression, sait-on jamais, d’être en possession de tous ses esprits.
À ce moment-là, la princesse demanda, comme si elle avait lu dans les pensées de son fiancé :
— L’affaire serait donc résolue ?
Au lieu d’entamer le dessert – du mascarpone au coulis de fraises –, elle alluma une Maria Mancini.
— A priori, oui, répondit le commissaire.
— Où est le problème ? insista-t-elle.
Il soupira.
— Le problème, dit-il, c’est la solution. Tout s’emboîte trop bien.
— Tu veux dire le suicide de Grassi ? Les planches anatomiques ?
— Oui, ce ne sont pas des preuves.
Après quelques secondes de silence, il ajouta :
— En outre, je me demande quel rôle le colonel Stumm joue dans toute cette histoire.
— Pourrait-il être impliqué dans le meurtre, selon toi ?
— Il paraît qu’à Vienne, à l’époque où il était encore aspirant, il a maltraité une prostituée.
— D’où tiens-tu cette information ?
— De Spaur. Ils appartenaient au même régiment. Le commandant prétend par ailleurs avoir eu l’impression que, sous la glace, ça bouillonnait , pour reprendre ses termes.
— Et toi, quel est ton sentiment ?
— Lors de sa visite, ce matin, le colonel s’est montré très courtois et civil. Mais le laïus qu’il nous a servi à propos de son altercation avec Grassi ne m’a pas convaincu. Je suis sûr qu’il voulait le tuer pour de bon.
— Qu’en déduis-tu ?
Tron haussa les épaules.
— Je ne sais pas.
— En as-tu discuté avec Spaur ?
— Pour lui, dit le commissaire d’un ton bougon, le suicide de Grassi constitue un aveu. De son point de vue, l’affaire est bouclée. Nous devons écrire dans notre rapport qu’il s’agissait d’un fou, d’un individu irresponsable, et que, par conséquent, il ne faut pas parler de crime, mais plutôt d’accident.
— L’argument me paraît
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