Retour à l'Ouest
s’est
rudement tâté : si rudement que quelques milliers de jeunes hommes en sont
morts. Puis, à Tokyo comme à Moscou, les hommes d’État ont estimé que le
prestige étant sauf, l’heure n’est pas encore venue de déchaîner la guerre, c’est-à-dire
de se lancer à toute allure dans l’inconnu…
L’URSS, bien qu’elle soit devenue en Extrême-Orient une
formidable puissance militaire, s’est sans cesse montrée aussi prudente et
conciliante que sa rivale était agressive. C’est pourquoi le sanglant incident
de Tchang-Kou-Feng se retourne en sa faveur. Il semble bien, d’après les pièces
publiées, que les hauteurs contestées fassent réellement partie du territoire
russe en vertu d’un traité de 1886. Ensuite, et c’est là le plus important, l’artillerie
et l’aviation soviétiques viennent de porter à l’impérialisme nippon une sorte
de coup d’arrêt décisif. Le moment était bien choisi. La guerre de Chine se
poursuit, indécise, menaçant de se prolonger des années. La Chine dévastée, inondée,
bombardée, envahie, demeure immense, devient acharnée, apprend par la guerre à
faire la guerre, tandis que le Japon fournit un effort qui ne saurait tarder à
devenir épuisant. Comment va-t-il le continuer, maintenant que l’URSS s’est brusquement
révélée prête à relever le moindre défi ? Sinon à intervenir de sa propre
initiative ? Maintenant que la Chine entière le sait ?
La périlleuse mission de porter ce coup d’arrêt au Japon s’est
trouvée dévolue au dernier des grands hommes de guerre de la révolution russe, le
maréchal Blücher. Car tous ses pairs par l’éclat des exploits et des services
rendus, Staline les a fait fusiller dans les dix-huit derniers mois pour que
nulle valeur militaire ne luit portât désormais ombrage. Ni Vorochilov, ni Boudienny , survivants pour l’heure, ne se peuvent comparer
à Blücher. Vorochilov, en 1918, défendit Tsaritsyne [249] ; puis avec
Boudienny et Staline il perdit la campagne de Pologne que Toukhatchevski
faillit gagner. Cette vieille histoire a joué son rôle dans le règlement de comptes
de l’an dernier, qui coûta la vie à Toukhatchevski : nous en reparlerons
quelque jour. Blücher, lui, s’est montré égal à des situations désespérées, égal
aux situations exigeant l’audace la plus grande, organisateur énergique en
temps de paix, et même assez souple, assez ferme, assez heureux dans les
conseils pour garder jusqu’à ce jour la vie, une ombre de liberté, le
commandement. (Et peut-être est-ce là sa plus remarquable – mais aussi sa plus
précaire – victoire…).
Fils d’un ouvrier de l’Oural, petit-fils de serfs, Blücher
doit, semble-t-il, son nom à la fantaisie d’un seigneur admirateur du
feld-maréchal prussien qui décida la journée de Waterloo. Sous-officier pendant
la grande guerre, on s’est étonné qu’il ne s’y fût pas distingué ; comme
si les ouvriers révolutionnaires envoyés au feu sous l’ancien régime songeaient
à s’y distinguer et pouvaient s’y distinguer ! Blücher se révèle à la
révolution en juillet-septembre 1918 par l’étonnante campagne de l’Oural. Les
travailleurs des usines de l’Oural, cernés par les Tchécoslovaques et les
Blancs, forment alors une petite armée d’environ dix mille hommes, pourvue de
60 mitrailleuses et de 12 canons, suivie de milliers de femmes, d’enfants, de
vieillards comme dans les fuites des peuples des temps barbares ; ils
élisent, pour les commander, le sous-officier bolchevik Blücher. Et pendant
cinquante jours, ils se battent sans munitions, sans ambulances, sans vivres, bientôt
harcelés, réduits à abandonner les familles, refaisant sans cesse la même
percée, pour joindre enfin la III e Armée Rouge après avoir franchi
ainsi 1600 kilomètres. J’ai raconté ce magnifique épisode dans
L’An I de la Révolution russe
[250] : « … Le
2 septembre, à Krassny-Iar, l’armée de Blücher, mitraillée sans répit par les
Blancs, était acculée à une profonde rivière, l’Oufa. Un pont fut construit en
une nuit de troncs d’arbres grossièrement agencés. Les Rouges passèrent ! Ils
avaient cru périr jusqu’au dernier. L’état-major résolu à se défendre jusqu’aux
dernières cartouches, avait pris les dispositions finales : chacun réservait
sa dernière balle pour un camarade, le chef de l’armée, seul, debout le dernier,
se fût tué lui-même… ». (J’écrivais
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