Retour à l'Ouest
atroce… Son frère faisait la même besogne par la caricature. Peu
d’hommes de notre temps ont répandu plus d’outrages dans le monde que ces deux
personnages-là, parfaitement souples, obéissants, bien-pensants et tout et tout.
Les voici tous les deux en cellule, à leur tour, et dans les cellules mêmes où
passèrent tant de victimes qu’ils insultèrent…
La troisième nouvelle nous est apportée par des dépêches d’agences :
les cinq chefs de la Sûreté – du Guépéou – de la République soviétique de
Moldavie [268] ,
condamnés à Kiev, le 31 décembre, à la peine capitale, viennent d’être exécutés
le 14 janvier… Une année finit, une année commence par des exécutions. Ces cinq
fonctionnaires staliniens avaient, d’après les comptes rendus officiels du
procès, avoué avoir extorqué par la violence des faux aveux à des hommes
entièrement innocents injustement accusés d’action contre-révolutionnaire. Tu
as bien lu, camarade. Ils ont avoué cela. Les juges l’ont admis. Et après
quinze jours d’attente, on leur a brûlé la cervelle. Et l’on publie là-dessus
des communiqués officiels. Ne craint-on pas de jeter ainsi une bizarre lumière
sur la cuisine des grands procès dont on n’a pas encore fusillé tous les organisateurs ?
Ne cherchons pas trop à comprendre, pour l’instant. Constatons. Et ne
désespérons pas de l’histoire. Elle semble aveugle. Elle semble sadique. Mais
comme elle se retourne contre ceux qui l’ont rendue telle !
Pensons à Barcelone !
28-29 janvier 1939
Impossible, ce soir, de penser à autre chose qu’à Barcelone,
impossible… Le livre d’histoire que j’ai sous la main, que je voulais commenter,
n’est plus qu’une chose dérisoire. Ah, les livres, l’histoire, les historiens !
Ah, les œuvres de la culture, les patients travaux des savants, l’art, la
pensée, tout ce lent effort obstiné, magnifique, pour ennoblir, enrichir la vie !
Et nos petites habitudes de civilisés, nos goûts, notre calme, notre bien-être,
notre sécurité même au milieu des peines et des luttes ! Est-ce que tout
cela n’est pas inique ? Est-ce que nous ne devrions pas, tous, oublier, négliger
tout cela pendant les heures, les jours qu’il faut pour ne plus penser qu’à
sauver Barcelone [269] ?
Est-ce que ce qui reste d’Occident civilisé au sens réel du mot, on veut dire d’Occident
sans chaînes, sans pensée dirigée par des cuistres et des bourreaux, l’Occident
pénétré du respect de l’homme – quel qu’il soit –, d’Occident pénétré de foi en
un avenir qui ne doit être ni servitude universelle ni pandestruction, est-ce
que notre vieil Occident de chrétiens, de socialistes, de révolutionnaires, de
démocrates, d’hommes de bonne volonté ne va pas avoir, pour sauver Barcelone, un
sursaut de bon sens et d’énergie ?
Les canons de la non-intervention à sens unique ont eu
raison, au front de Catalogne, d’une armée fourbue qui tenait, qui tient encore,
qui tiendra encore longtemps, n’en doutez pas, avec la plus ardente vaillance. L’aviation
de la non-intervention à sens unique revient six, huit fois par jour au-dessus
de Barcelone aux maisons calcinées : « Savoia », « Haenkel »,
« Messerschmidt », arrivant de Majorque ou de l’intérieur. Demain, la
flotte de la non-intervention à sens unique viendra couler, dans le port de la
capitale assiégée, les tardifs transports de blé… On sait les noms des bateaux
de guerre que Mussolini a vendus à Franco. (Par quelles hypothèques sont-ils
payés ? Sur quoi ? Sur qui ?)
Au front de Catalogne, des travailleurs ont plié, à bout de
forces, sous la pression matérielle, technique, de la réaction internationale
dont le fascisme n’est que la troupe de choc. Si les conservateurs de
Grande-Bretagne n’avaient fermement décidé en leur for intérieur : « Plutôt
Franco qu’une Espagne socialiste », l’incroyable duperie de la
non-intervention n’eût pas été possible. Ils l’imposèrent en réalité. On peut
dire que, dans les États démocratiques, la grande bourgeoisie tout entière qui
tient les leviers de commande a pensé comme les conservateurs britanniques, agi
comme eux. À tel point que son esprit de classe lui a fait perdre de vue ses
propres intérêts vitaux. Car le fascisme installé en Espagne, c’est pour l’Angleterre
la route des Indes à jamais compromise ; c’est pour la France son empire
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