Retour à l'Ouest
Toutes ces nouvelles sont les mêmes, effroyablement les mêmes
depuis des années. C’est toujours des hommes qui s’en vont dans la captivité, la
souffrance et la mort. C’est sans fin, systématiquement, la destruction de
quelque chose de très grand qui nous demeure tout de même comme une patrie
dévastée. Car à travers tout cela, et même quand les retours du sort amènent
presque sur les lèvres un sourire de sarcasme, la première révolution
victorieuse des travailleurs nous demeure proche et chère, chère par-dessus
tout, et nous ne cesserons pas toi et moi, j’en suis sûr, d’en attendre, d’en
vouloir de toute notre âme la résurrection. Rien n’est fini. Le socialisme a
déjà subi nombre de défaites, nombres d’éclipses ; et toujours il a
ressuscité de ses cendres avec une grandeur nouvelle. « C’est naissance et
non funérailles », écrivait Eugène Pottier au lendemain du grand massacre
des communards de 1871 – un an après la naissance de Lénine. Comme le poète
ouvrier avait raison de garder sa confiance sur les tombes, au pied du mur des
Fédérés ! Gardons cette confiance-là, toi et moi, et permets-moi de t’informer,
même si c’est durement « sans cesse la même chose », la même chose à
en pleurer ! Parce qu’il
faut
connaître, dire et juger la vérité
, courageusement.
Je reçois cette semaine de Moscou trois nouvelles que voici. Zensl Mühsam a disparu… [265] Elle habitait la
Maison du Secours rouge international ; elle avait tenté d’obtenir un
passeport pour l’étranger. On ne sait pas ce qu’elle est devenue, emprisonnée
ou déportée pour la deuxième fois. Déjà elle avait passé en 1936-1937 de longs
mois en prison, sans que l’on sache pourquoi. Les démarches et les
protestations de ses amis de l’étranger l’avaient fait libérer… Zensl Mühsam
porte un beau nom tragique, celui du poète anarchiste Erich Mühsam que toute l’Allemagne
ouvrière aima pour la verve, la chaleur humaine, la pensée d’une œuvre de grand
artiste et de grand militant. Combattant de la république des soviets de Munich
en 1919, Mühsam, après la répression, subit huit années de forteresse. Puis il
recommença d’écrire et de militer. En 1933, les nazis l’enfermèrent dans un
camp de concentration, le torturèrent, finirent par le tuer. La version
officielle de sa mort est qu’on le trouva pendu dans sa cellule. Sa veuve fut
alors invitée par le Secours rouge international à se réfugier à Moscou. On lui
promit même d’éditer là les livres et les lettres de Mühsam. Comment eût-elle
pu prévoir que son refuge se transformerait bientôt en prison ?
L’autre nouvelle tout à fait analogue, est pourtant d’une
qualité fort différente : Michel Koltsov et son
frère Boris Efimov ont tous deux disparu depuis quelques
semaines… Michel Koltsov était, depuis l’avènement de Staline, le journaliste
officiel le plus renommé, le plus influent, le plus officiel en un mot. Il
dirigeait plusieurs entreprises d’édition, patronnait l’aviation, dirigeait
Le Crocodile
[266] , hebdomadaire d’humour
gouvernemental, remplissait d’importantes missions à l’étranger, assistait aux
congrès de défense de la culture… (Il a donc beaucoup d’amis parmi les intellectuels
avancés d’Occident. Vont-ils aujourd’hui le défendre ? Vont-ils seulement
s’apercevoir de sa disparition ?) Chargé, autrefois, de recevoir M. Pierre Cot , alors ministre de l’Aviation, il fut un des
artisans comme on dit, du rapprochement franco-soviétique. Ses missions les
plus récentes l’avaient conduit en Espagne, où il fit une assez abominable
besogne en répandant contre les groupements antistaliniens la plus venimeuse
calomnie, et à Prague, pendant la mobilisation tchèque [267] … Je me souviens
d’avoir cueilli dans un de ses articles consacrés au procès Rykov-Boukharine
une phrase de ce genre : « Ces traîtres infâmes ne sont plus des
hommes mais des bêtes à face humaine ; une telle rage me saisit, à les
voir, que je voudrais me jeter sur eux et les mordre à la gorge… » Je cite
de mémoire, mais c’était ça, fond et forme. Nous étions affreusement tristes, un
camarade et moi, en lisant ça, mais nous éclatâmes tout de même de rire devant
ce journaliste qui croyait, lui, garder une face humaine, en proclamant son envie
de « mordre à la gorge » des hommes voués à mourir dans quelques
jours d’une mort
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