Retour à l'Ouest
a été mentionné par la suite, incidemment, parmi
les « traîtres » fusillés. De Knorine et de Béla Kun on ne sut plus
rien.
On m’assure maintenant que Béla Kun serait mort à Moscou, en
prison, il y a déjà plusieurs mois. Il avait cinquante-trois ans. D’ici
longtemps, vraisemblablement, de lui comme de tant d’autres nous ne saurons
rien de certain. Mais l’annonce de sa mort, outre qu’elle m’est transmise de
bonne source, n’a rien d’étonnant : l’étonnant, dans les circonstances
présentes, serait qu’il vécût même dans une oubliette.
Rome à la fin du xv e siècle *
15-16 juillet 1939
M. Gonzague Truc , dans un livre
très vivant, nous donne un tableau, qui semble aussi fidèle que l’historien le
puisse peindre, de la Rome des Borgia [317] .
L’Occident arrive à la fin du XV e siècle à une frontière que l’on
appellera plus tard celle de la Renaissance. À travers les luttes sociales et
les guerres du moyen âge, le travail a poursuivi un effort singulièrement
fécond. La construction des vaisseaux et l’art de les diriger ont fait de tels
progrès que la conquête des océans est devenue possible ; les richesses
imprévues des Amériques vont affluer vers l’Europe. Les armes à feu commencent
à rendre les Européens invincibles. L’imprimerie permet une diffusion
sensiblement plus étendue qu’auparavant des connaissances et des idées. La
pensée, les arts, l’architecture, les métiers sont en pleine transformation. À
la civilisation se mêle pourtant en tous lieux la barbarie ; il n’existe, à
vrai dire, que des îlots de civilisation, au milieu de la barbarie. À moins de
cent kilomètres des villes où se concentrent les richesses, où Raphaël peint, où
médite Machiavel, le genre de vie des campagnes a peu varié depuis des
millénaires ; à Rome même, capitale de la Chrétienté, les taudis voisinent
avec les palais (il faut naturellement beaucoup de taudis pour un palais) ;
dans des palais délabrés, les gens couchent sur la paille. La ville éternelle
sortait d’une si profonde décadence, avec ses trente mille habitants, qu’on y
vivait parmi les ruines antiques, dont les pierres servaient souvent de
matériaux de construction. Un pape, Nicolas V, dut interdire d’abandonner les
immondices au milieu des ruelles, qui étaient montueuses et tortueuses… Insécurité
générale, car ce mélange de barbarie et de civilisation, de misère et de luxe, de
patient travail et de rapines fait de la vie de chacun une périlleuse aventure ;
et les instincts combatifs, le courage dans l’attaque et la défense, l’aptitude
à l’exploit quotidien sont aussi nécessaires à l’homme qu’aujourd’hui la
civilité et l’aptitude à circuler paisiblement dans les artères d’une grande
ville…
L’histoire ne s’occupe, de coutume, que des grands, c’est-à-dire
des maîtres. Il est fort probable que la condition du peuple ait été moins
aventureuse. Les grandes familles, les Orsini, les Colonna, les Borgia se
disputent, par l’intrigue, la guerre, l’assassinat, littéralement à la pointe
du couteau, richesse et pouvoir ; les corporations d’artisans travaillent,
à l’écart de ces crimes qui, lorsqu’ils atteignent une certaine importance, deviennent
des événements historiques. Le pêcheur continue de pêcher dans les eaux
bourbeuses du Tibre, pendant que des cavaliers de la haute société y viennent
jeter les dépouilles de leurs victimes. Un pêcheur avait vu noyer ainsi le
corps du duc Jean de Gandie, fils du pape Alexandre VI Borgia ; quand on
lui demanda pourquoi il n’en avait pas informé les magistrats, il répondit qu’il
« voyait jeter assez de cadavres dans le Tibre pour ne pas s’émouvoir ni
se déranger. »
Par malheur, le commerce et l’industrie artisanale
accumulaient dans les cités des richesses faites pour tenter les princes et
aussi les capitaines de grand chemin au service des princes. À n’en pas douter,
la guerre trouvait en grande partie sa justification en elle-même : métier
pour les condottieri, moyen pour les grands devenus tels par la conquête, c’est-à-dire
la rapine, occasion de pillages fructueux. Le duc César Borgia prit Capoue, au
cours d’une guerre qu’il fit au royaume de Naples. Ses soldats saccagèrent la
ville infortunée, y tuant plus de quatre mille personnes, vraisemblablement la
moitié de la population. Les femmes se jetaient dans les puits pour éviter
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