Retour à l'Ouest
de mort « naturelle »
ou violente, la présence de sa femme, artiste célèbre, à Moscou, devenait bien
gênante. Comment l’informer ? Sous quel prétexte la supprimer elle-même ?
Le fait divers, en ce cas, surviendrait à point… Je ne formule ici qu’une
hypothèse ; et désolé d’avoir à la formuler. Les mœurs sont telles qu’il n’y
a plus rien de certain, sinon les disparitions et les deuils ; et que l’esprit
s’est accoutumé aux hypothèses qu’en d’autres temps l’on qualifierait
monstrueuses.
Zénaïde Raïch avait été, en première union, la femme du
grand poète Serge Essenine, qui se pendit à Leningrad en 1926. Elle gardait de
lui deux beaux enfants qui ressemblaient, à un degré poignant, à leur père. Je
revois chez eux, dans des pièces sobrement meublées, lumineusement tâchées de
vives couleurs, Meyerhold, grand, maigre, droit, avec son visage bizarrement
sculpté, son grand front surmonté d’une flamme de cheveux gris, son nez en
bataille, sa bouche expressive, qui semblait faite pour exprimer le sarcasme ou
étouffer les cris, le regard aigu de ses yeux gris – tout ce masque dramatique
et puissant, éclairé d’une intelligence sûre d’elle-même, – et près de lui
Zénaïde Raïch, beauté du Titien, au visage reposant d’une régularité parfaite. À
la scène, dans
Le Réviseur
de
Gogol, elle dominait son entourage, rayonnait sur lui, et ses traits, ses
gestes, sa voix pure allaient à l’âme des foules de la révolution… Meyerhold, cependant,
entrouvrait une porte latérale dans la salle, s’adossait au mur et jetait de
longs regards scrutateurs, tour à tour sur la foule muette, comme accablée d’émotion,
et sur la scène pleine de vie, et sur sa compagne, dont la beauté, sous les
feux de la rampe, devenait magique… C’était il y a dix ans.
P. S. – La presse russe de l’étranger signalait récemment la
disparition des deux explorateurs des régions arctiques, Otto Schmidt et
Papanine. Leurs noms, depuis quelque temps, ne paraissaient plus nulle part. Ces
noms viennent de reparaître. Papanine est chargé de la direction d’une nouvelle
expédition dans le grand nord ; la signature d’Otto Schmidt figure au bas
d’une notice nécrologique publiée dans les journaux soviétiques. Nous voici à
demi rassurés pour Otto Schmidt, qui est un vieux bolchevik de la génération
sacrifiée…
Raskolnikov
5-6 août 1939
L’ambassadeur de l’URSS à Sofia, Fédor Raskolnikov, rappelé
à Moscou, quittait la capitale bulgare le 1 er avril 1938. Bien qu’il
n’eût pas fait les visites d’adieu protocolaires, il ne revint plus. Il n’arriva
pas à Moscou. Un communiqué sibyllin du gouvernement soviétique annonça sa
destitution en termes de mauvais augure. Plusieurs mois s’écoulèrent. Raskolnikov
avait disparu. Nous apprîmes ensuite sa présence à Paris ; un théâtre
montait sa pièce,
Robespierre
,
dont une feuille stalinienne donna un compte rendu élogieux, attestant ainsi
que l’auteur, quoique réfugié en France, réussissait à demeurer en bons termes
avec le Guépéou. À la mi-juin, enfin, une dépêche de Russie fit connaître qu’il
était mis hors-la-loi. L’ex-ambassadeur à Sofia répliquait le 22 juillet, par
une lettre à la presse, qui ne devait pas obtenir, on le comprendra, grande
publicité… Lettre émouvante, plutôt déconcertante aussi pour ceux qui savent
quel vieux révolutionnaire la signe. Fédor Raskolnikov explique qu’il se sent
irréprochable et nous n’en doutons point… Qu’il n’a nullement déserté ; qu’appelé
à Moscou, il a bien pris le train pour s’y rendre ; mais qu’apprenant en
cours de route qu’il serait vraisemblablement fusillé à l’arrivée, il s’est
soustrait à une mort inique. On lui promettait, bien entendu, de l’avancement
dans la carrière diplomatique. « Mais je compris, écrit-il, que, comme
beaucoup d’autres bolcheviks, j’étais précisément coupable d’être sans reproche
et que toutes les propositions de postes au Mexique ou à Ankara n’étaient
faites que pour me faire tomber au piège. Par ces procédés malhonnêtes, indignes
d’un gouvernement, bien des diplomates soviétiques avaient été attirés au
guet-apens. On avait promis à Karakhane l’ambassade à Washington : sitôt
qu’il fut à Moscou, on l’arrêta, pour le fusiller. Pour rappeler d’Espagne Antonov-Ovseenko,
on lui attribua le portefeuille de la Justice
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