Retour à l'Ouest
actrice *
29-30 juillet 1939
Ce n’est peut-être qu’un crime banal, banalement atroce. Peut-être.
Voici les faits. Une correspondance de Moscou au
News Chronicle
de Londres, en date du 18 juillet, que je n’ai
vu reproduite dans aucun journal français nous apprend l’assassinat de l’une
des plus grandes actrices dramatiques russes, Zénaïde Raïch. On l’a trouvée
poignardée dans son appartement, le 16 juillet. En termes d’usage « le vol
semble être le mobile du crime… » Possible, en effet. Il y a des voleurs
là-bas et qui tuent, comme partout, puisqu’il y a de la misère, de la bestialité,
du désespoir à côté du bien-être d’une minorité. Considérons pourtant ce crime
d’un peu plus près : Zénaïde Raïch était la femme et la collaboratrice du
grand metteur en scène Meyerhold dont on a publié, il y a un mois, la
disparition, c’est-à-dire l’arrestation. Meyerhold, âgé aujourd’hui – s’il est
vivant – d’une soixantaine d’années, avait longtemps dirigé un théâtre
construit selon ses vœux et qui portait son nom. Telle était son autorité. Célèbre
bien avant la révolution, par ses audaces, il s’était rallié de bonne heure à
la dictature du prolétariat. Lénine et Lounatcharski l’apprécièrent ; il
passait pour le rénovateur du théâtre moderne ; on venait d’Occident, des
Amériques, d’Extrême-Orient, voir ses œuvres. Il y mêlait, à un sens aigu de l’art
dramatique, une imagination novatrice qui faisait appel aux trucs du cirque, tantôt
simplifiant de façon déconcertante le décor pour mieux mobiliser l’intérêt du
spectateur, tantôt confondant la salle et la scène, tantôt rompant délibérément
avec toutes les traditions scéniques… Il interpréta ainsi, avec un beau succès,
le répertoire classique, Gogol et Ostrovski, les pièces d’agitation du moment
auquel il conférait une puissance émotionnelle tout à fait extraordinaire – je
pense surtout à
Hurle, Chine !
–
les satires de Maïakovski… Il s’efforçait de s’accommoder honnêtement aux goûts
du jour, c’est-à-dire aux directives du comité central, tout en demeurant un
technicien, un animateur, un créateur d’une virtuosité unique. Et, par surcroît,
membre du PC, étranger à toute opposition, comme il convient à un artiste de
très grand renom, couvert d’honneurs et aussi, les deux allant de pair, de
prébendes. Reçu dans les sphères dirigeantes, ami des membres du gouvernement, son
existence devint un singulier problème quand on se mit à fusiller tous les
vieux bolcheviks, à commencer par les plus illustres de la veille. Laisserait-on
en paix, cet étonnant artiste, témoin d’une époque, qui avait connu de si près
tant de fusillés, qui comprenait évidemment tout, devinait les dessous des procès,
considérait la vie politique d’un regard attentif et triste auquel rien n’échappait ?
La règle nécessaire du régime est de supprimer les témoins. On s’en prit une
première fois à Meyerhold, il y a dix-huit mois ou deux ans, en l’accusant de « cultiver
la forme au détriment du fond » – du fond idéologique bien entendu, – d’exercer
une influence pernicieuse sur le goût soviétique, d’introduire au théâtre les
pitreries, les jongleries, les trucs, les effets de l’art bourgeois décadent et
cætera, sur ce ton-là. Son théâtre fut fermé, Meyerhold disparut. Les péchés qu’on
lui reprochait ne méritaient cependant ni la mort ni la prison ; il
reparut voici quelques mois, faisant amende honorable à la tribune, déclarant d’une
voix humiliée avoir beaucoup compris, beaucoup appris, renoncé à ses erreurs de
naguère… Le seul fait qu’il pût prendre la parole en public signifiait un demi
retour en grâce.
Cela ne devait pas durer… D’après des informations récentes,
on l’arrêtait en mai ou juin. Il est assez probable qu’on ne saura plus rien de
lui : qu’il vive dans une cellule ou qu’il y soit mort, nul n’en saura
rien. C’est la coutume pour les grands personnages de jadis ou naguère que l’on
enlève une nuit de chez eux – et dont, plus jamais, personne n’entend reparler.
Que sont devenus les maréchaux Egorov et Blücher ? Roudzoutak, membre du
Bureau Politique du PC ? Petrovski, président du Conseil Central des
Soviets d’Ukraine ? Postychev, l’ancien dirigeant du parti en Ukraine ?
Ejov, qui versa tant de sang ? – Si Meyerhold est mort en prison,
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