Retour à l'Ouest
alors était un cerveau supérieurement organisé au service de la
révolution. Etablissons, pour éviter tout malentendu, cette différence entre la
révolte et l’action révolutionnaire : la première procède du sentiment et
des convictions en dernier lieu affectives ; la seconde s’arme de
connaissances exactes, se plie aux nécessités sociales au lieu de les ignorer
ou de chercher à leur faire violence, dédaigne les arguments passionnels, veut
le possible, tout le possible, au sein du réel !… Ce qui est vrai de
Bakounine et de Marx en 1848 le demeure en 1870-1871, alors qu’ils ont tous les
deux des cheveux gris. Bakounine tente alors de déclencher la révolution en s’emparant
de l’hôtel de ville de Lyon et en y proclamant la déchéance de l’État (28
septembre 1870). L’aventure est épique et puérile à la fois. Marx voit très
bien que les conditions d’une victoire prolétarienne ne sont pas encore données
en France ; il craint que le prolétariat parisien ne se fasse saigner en
engageant une bataille irréfléchie, multiplie les avertissements et, l’irréparable
consommé, prend la défense des communards vaincus, explique leur action, en
dégage le sens pour l’avenir…
« Pendant toute sa vie, Bakounine gardera la conviction
que les véritables forces de la révolution se trouvent dans les masses
paysannes arriérées, qui n’ont pas été corrompues par la civilisation moderne
et sont anarchiques par instinct… » (Kaminski, p. 101). Et voilà le fond
du débat ! C’est dire que Bakounine, petit gentilhomme russe, conduit à la
révolte par le despotisme, ne comprendra jamais véritablement la transformation
du monde et de l’histoire qui s’accomplit par la révolution industrielle du XIX e siècle ; que jamais il ne s’assimilera véritablement la notion de lutte de
classes dans une société capitaliste à base de machinisme ; qu’il
confondra toujours la paysannerie serve, misérable, et dès lors prompte aux
jacqueries, de l’Empire russe de son temps, en retard d’un bon siècle sur l’Occident,
avec la paysannerie cossue et rétrograde qui fit la force de Napoléon III et
fournit à Galliffet ses fusilleurs de Fédérés… À travers Bakounine, la révolte
des masses arriérées, rurales et prolétariennes, mais encore liées à la terre, prenant
d’elle-même une naïve conscience, se mêle au mouvement ouvrier de l’Europe
industrialisée que le puissant cerveau de Marx amène à la conscience
rationnelle et pourvoit d’une vue objective de la société.
La fin de la Révolution française
19-20 août 1939
On commémore beaucoup le début de la Révolution française ;
on n’a pas encore songé à en commémorer la fin… La chute de la Bastille, sous
la colère des masses populaires, résout en effet un problème et ouvre une ère
nouvelle. C’en est fini de l’ancien régime féodal et de la monarchie de droit
divin. Derrière les pauvres gens en haillons dont le sang sèche sur les ruines
de la vieille prison royale, viennent au pouvoir les avocats, les juristes, les
intellectuels, les négociants, les agioteurs, les banquiers, les propriétaires,
en un mot : les bourgeois. Ils feront bâtir, et sans tarder, pour la plèbe
misérable, de nouvelles prisons, sur les frontons desquelles on inscrira même (car
l’ironie n’atteint son apogée que dans l’inconscience des satisfaits) les trois
mots magiques qui ont soulevé les masses : Liberté, Égalité, Fraternité. De
nos jours, le trait le plus caractéristique de la lutte des classes, c’est la
double évolution de l’esprit, en sens inverse, au sein des classes laborieuses
et des classes possédantes. Chez les classes laborieuses, dont le bien-être s’est
très sensiblement accru depuis un demi-siècle, l’esprit de classe s’est souvent
émoussé, assoupi ; une partie de la classe ouvrière s’est laissée gagner
par les goûts, les idées, les mœurs de la bourgeoisie : elle s’est ainsi
mise en état d’infériorité morale vis-à-vis des riches ; d’autre part, sous
l’empire de grands faits historiques tels que les révolutions du lendemain de
la guerre et de difficultés économiques grandissantes, la bourgeoisie a acquis,
dans le même laps de temps, un esprit de classe net, éveillé, combatif, qui se
manifeste littéralement en toutes choses. D’autant plus puissant qu’il s’explique
par des réflexes de défense tout à fait élémentaires, les
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