Retour à l'Ouest
que Fédor Raskolnikov
est mort dans une clinique à Nice. J’adresse ici à sa compagne l’hommage d’une
profonde émotion fraternelle. Nous n’oublierons pas Raskolnikov. Nous
reparlerons de sa vie, de son œuvre – et sans doute de sa mort.
Billet à un écrivain
7-8 octobre 1939
André Malraux écrivit autrefois une dramatique nouvelle qu’il
intitula
Le Temps du mépris
[332] . Autrefois. Il y
a cinq ou six ans… On y voyait un communiste allemand, torturé dans les prisons
de la Gestapo, tenir contre ses bourreaux, fortifié par le mépris de ces hommes
en lutte contre l’homme. Je reçus ce livre, que Malraux m’envoya, dans une
ville de la steppe où j’étais déporté avec d’autres rescapés des prisons du
Guépéou, dont plusieurs, qui étaient de véritables héros, allaient bientôt
disparaître. Nous nous sentions tous les jours fortifiés, sous l’oppression, dans
le danger, par le sentiment d’avoir raison, par la conviction socialiste, par
le mépris du régime stalinien qui nous broyait pour trahir ses origines, les
idées qu’il prétendait encore servir, le socialisme qu’il défigurait sur la
terre russe sans parvenir à en abolir tout vestige. Je lus ces pages de Malraux
avec un bizarre malaise. L’auteur qui me les envoyait en y joignant un
témoignage de sympathie personnelle, pouvait-il ignorer, lui qui se mettait au
service du communisme stalinien (puisqu’il faut bien accoler ces deux mots dont
l’un nie l’autre), que les prisons du Guépéou ne différaient en rien de celles
de la Gestapo, sinon en ce que l’on y versait beaucoup plus de sang ? Pouvait-il
ignorer que les deux régimes totalitaires assassinaient semblablement, avec
perfidie, avec férocité, selon les circonstances, toute pensée libre ? Je
ne répondis à son envoi que par un court billet disant : « Vaste, vaste
est le temps du mépris… »
Je ne sais pas s’il reçut cette carte postale, car la poste
soviétique, en ce temps-là, volait systématiquement jusqu’aux lettres
recommandées que j’adressais à Romain Rolland et, je le sus par la suite, jusqu’aux
lettres de Gorki à Rolland. Fallait-il, nous demandions-nous dans notre bled d’Asie,
nous qui nous sentions voués à une captivité perpétuelle ou à des morts dans
les ténèbres, fallait-il que nous méprisions pour sa complicité avec nos
tortionnaires, pour le mensonge de son lyrisme, pour le méprisable emploi qu’il
faisait de son talent, jusqu’à l’auteur du
Temps
du mépris
?
Depuis, cet auteur qui semblait pourtant sentir, comprendre
certaines choses essentielles sans lesquelles il n’est point de combat pour une
plus haute condition humaine, nous a accoutumés au spectacle d’une complaisance
totale, si totale qu’elle implique l’abdication de toute dignité, de toute
intelligence, envers le stalinisme [333] .
Il a été le témoin informé, mais silencieux et même serviable envers les
bourreaux, du massacre de la génération socialiste de l’URSS, de la sinistre
mise en scène des procès, de la basse comédie que fut la prétendue « défense
de la culture » (contre le péril fasciste !) par les intellectuels au
service de Staline. Il a tout connu, tout accepté, tout subi, tout couvert de
sa complicité. Il a été le témoin du drame espagnol ; c’est dire qu’il a
vu les agents de la réaction stalinienne poignarder le mouvement ouvrier espagnol,
mener la République à sa perte tout en lui raflant sa réserve d’or. M. Malraux
a écrit là-dessus un livre :
L’Espoir
qu’il eût mieux fait, incontestablement, d’intituler
Le Désespoir
[334] . On y trouve cet
épisode : un révolutionnaire barcelonais se jette en taxi sur une pièce de
canon qui tire dans la rue et la prend… Le fait est authentique ; seulement
l’auteur qui le relate ignore ou feint d’ignorer que ce héros a été, plus tard,
fusillé par les staliniens. (J’ai tous les renseignements sur cet épisode ;
je sais le nom du héros. M. Malraux ne me démentira pas.) Ces choses d’Espagne
sont bien dépassées maintenant. Ce n’est pas une République, ce n’est pas une
classe laborieuse que Staline poignarde aujourd’hui dans le dos, c’est l’Europe
entière et les plus aveugles, et les plus complaisants ne peuvent pas ne point
le voir. Eh bien, maintenant ?
J’ai trop de souci de la vérité, trop de respect du travail
pour attribuer une importance excessive aux attitudes d’un homme de
Weitere Kostenlose Bücher