Retour à l'Ouest
l’homme. Nous avons tous présentes à l’esprit
les images de villes bombardées, de cadavres d’enfants, de femmes fuyant à
travers la terreur en serrant entre leurs bras des nourrissons, de ruines
accumulées tout à coup à l’endroit où la veille vivait une paisible petite
ville… Guernica, villes d’Espagne que nous n’oublierons point, villes chinoises,
cités et villages de Pologne, Varsovie en flammes, Lublin bombardée, Siedlce
détruite… Des hommes font cela par ordre et s’ils deviennent en le faisant des
demi-fous cruels c’est parce que leur raison prise entre la peur de désobéir et
d’être eux-mêmes suppliciés pour cela, l’horreur de ce qu’on leur fait faire et
les effroyables débats d’une conscience déchirée entre le mensonge et la vérité,
leur raison vacille. Dans ces situations infernales, la plus grande responsabilité
pèse, nous le savons, non sur les exécutants, mais sur les chefs et, plus
encore, sur le système qui les tient les uns par les autres et tous liés au
tyran qui perd la tête.
Il faut se souvenir de ce mécanisme de l’inhumanité pour ne
point céder au pessimisme, ne point conclure au triomphe de la brute sur l’homme.
Il faut aussi nous souvenir de ce que la nature profonde de l’homme le porte à
de tout autres exploits ; qu’il n’accomplit ces choses – ces choses
hideuses de Chine, d’Espagne, de Pologne – que contraint et forcé dans la tenaille
de disciplines mortelles ; et que ces choses, aujourd’hui, ne peuvent plus
lui être commandées que par des États où n’existe aucune parole libre, où n’est
permise aucune manifestation de conscience.
Il n’est pourtant que de demander aux hommes un tout autre
effort pour qu’ils le fournissent jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’exploit, jusqu’aux
plus belles victoires sur eux-mêmes et sur la nature. Je ferme le livre
étonnant et sobre de l’amiral Richard Byrd,
Pôle
Sud
[341] .
C’est comme si je quittais des hommes simples, ordinaires, différents et
contrastants, mais tous également grands, après quelque merveilleuse nuit
passée dans le danger commun, la généreuse et rude fraternité du travail commun,
la conscience d’une vaste tâche commune accomplie avec une sombre allégresse
pour être donnée à tous les hommes. Magnifique et réconfortante histoire !
Une centaine d’ouvriers, de marins, de savants, les uns volontaires poussés par
la passion de connaître, les autres gagnant ainsi leur vie, d’autres encore
emportés sans bien le savoir par une nostalgie de l’inconnu, s’embarquent sur
un vieux cuirassée pour aller explorer pendant un an, sous la conduite de
Richard Byrd, les banquises de l’Antarctique et ce mystérieux continent de
glaces que les États-Unis, grâce à Byrd, viennent de s’annexer. Ils apprendront
que la glace y atteint treize cents mètres d’épaisseur sur les montagnes
voisines du pôle. Ils y trouveront du charbon, des fossiles attestant que la
vie régna autrefois dans ces paysages inouïs, de désolation totale, livrés
parfois à des prodigieuses fêtes de lumière. Chaque jour de leur vie sera un
haut fait. Ils travailleront sous le vent glacé, par des froids dépassant cinquante
degrés, conduiront des tracteurs sur la banquise crevassée, se lanceront en
avion, dans l’inconnu, avec quelques litres d’essence, ne connaîtront jamais le
repos, s’étonneront de ne pas devenir fous pendant la longue nuit polaire ;
si précautionneux, du reste, qu’ils ont emporté des camisoles de force. Byrd
tenait à établir, à des centaines de kilomètres à l’intérieur, un poste d’observations
météorologiques pendant la nuit hivernale. Il eût fallu deux hommes pour y
demeurer six mois environ dans la solitude absolue, travaillant dur, en tête à
tête avec les grands vents. Byrd pensa que ces hommes finiraient peut-être, livrés
au cafard, par se haïr. Mieux valait n’en envoyer qu’un. Mais lequel ? À
qui infliger cette épreuve ? Le chef ne voulut l’infliger à personne ;
il y alla lui-même, prenant pour lui seul la plus noire besogne. Il faillit en
mourir, asphyxié dans sa cabane enterrée sous la neige, par les émanations de
gaz d’un poêle. Ses compagnons le retrouvèrent couché, consacrant ses dernières
forces aux observations. Il ne leur avait pas adressé d’appels par la radio, mais
le ton bref de ses communications leur avait peu à peu révélé que ses forces
défaillantes lui
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