Retour à l'Ouest
son bateau à bon port, la société oubliera enfin le temps où elle
allait d’aventures en catastrophes… Le métier de pilote est enviable.
Mais alors M. John Gunther, dont je ferme le livre, a
choisi un titre malheureux,
Les Pilotes
de l’Europe
… [70] Il s’agit des dictateurs. J’ai vu bien des pilotes ; je vous assure que
jamais ils ne portaient le revolver à la ceinture ; jamais ils n’avaient
tué leur frère ou leur voisin ; jamais ils n’avaient conquis leur charge
par l’intrigue et la violence… La preuve en est que tout se passait fort bien
sous leur égide. On se demande par contre ce qui arriverait d’un steamer
conduit par un gangster ? Et cette seule remarque suffit à faire ressortir
la différence entre l’autorité-compétence, due au travail et nécessaire au
travail, et l’autorité-violence, due à la lutte contre le travail et nécessaire
au maintien de l’exploitation du travail. À la vérité, ce livre instructif, s’il
ne fait pas penser du tout à nos camarades du Syndicat des Gens de Mer, en
rappelle un autre, classique en la matière :
Les Douze Césars
, de Suétone. L’historien romain trace à
traits sèchement burinés le portrait de douze
imperatores
(le mot voulait dire bien exactement : dictateur
militaire) qui furent nécessairement des monstres. La fonction crée l’organe. L’astuce,
l’intrigue, la démagogie, les proscriptions en masse s’imposent pour l’étranglement
des libertés publiques et l’autorité absolue d’un seul. La déformation psychologique
de la personnalité qui en résulte par la peur, les abus, l’abolition des
contraintes morales explique le reste. Caligula souhaite que le peuple n’ait qu’une
tête pour pouvoir la couper. Le général Franco ne souhaiterait-il pas, lui
aussi, que la moitié ouvrière de l’Espagne n’eut qu’une tête ? Il a pris
soin de fixer lui-même l’opinion du monde sur ce point.
Mais feuilletons ces pages. « Hitler n’a pas de goût
pour les échanges d’homme à homme… Hitler refreine toute marque d’émotion jusqu’à
la plus extrême limite, puis est capable d’éclater en pleurs comme une femme… »
Ce taciturne émotif a dirigé lui-même, à l’aube du 30 juin 1934, le massacre de
quelques-uns de ses plus vieux amis, de ses plus fidèles compagnons… Röhm et
Otto Strasser [71] l’avaient aidé depuis le début de sa carrière : on peut dire qu’ils l’avaient
formé. « Plusieurs des chefs S. A. condamnés et parmi eux Sander, le chef
d’état-major de Ernst, moururent en criant “Heil Hitler !” Ils croyaient
qu’un groupe de S. A. s’était révolté contre Hitler et qu’eux payaient de leur
vie leur fidélité au Führer et au mouvement nazi… »
M. John Gunther cite ces paroles de Mussolini, prononcées
à la Chambre, au lendemain de l’assassinat du député socialiste Matteoti :
« Eh bien, je déclare ici, devant cette assemblée, devant tout le peuple
italien, que j’assume, moi seul, la responsabilité politique, morale et
historique, de tout ce qui s’est passé… » Une responsabilité plutôt lourde
du point de vue pénal, car M. Gunther omet de rapporter que, parlant à la
même tribune quelque temps auparavant, Mussolini avait menacé de la peine capitale
les assassins, théoriquement inconnus, de Matteoti. Ils étaient dans l’entourage
du
Duce
, une sueur d’angoisse
leur monta au front, car ils crurent que l’on songeait à les supprimer. Et c’est
même ce qui leur fit révéler la vérité…
Découpons en passant, parce qu’elle a le mérite d’une clarté
parfaite, cette définition, par la négative, du fascisme, donné par Mussolini
dans
l’Encyclopédie italienne
.
« Le fascisme lutte contre : 1) Le pacifisme ; 2) le socialisme
marxiste ; 3) la démocratie libérale. » « La guerre seule, écrit
le Duce, réalise la plus haute tension des énergies humaines et imprime la
marque de la noblesse sur les peuples qui ont le courage de l’affronter. »
Il dénonce le marxisme et affirme « l’immuable, bienfaisante et féconde
inégalité de l’humanité… » Il faut, en d’autres termes, qu’il y ait des
millionnaires et des parias. Le désordre qui nous vaut les crises, les guerres
civiles, les guerres (mais celles-ci sont un bienfait des dieux…), les maladies
sociales, est bienfaisant et fécond. Quand on affirme cela, il faut bien faire
taire toutes les consciences, à commencer par celles des
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