Retour à l'Ouest
titre un
précieux document historique. Que ne donnerions-nous pas aujourd’hui pour avoir
une reconstitution historique par les acteurs mêmes d’une séance de la
Convention ou du club des Jacobins ? Possible jusque hier cette reconstitution
n’a pas été faite car…
Le film de l’histoire vraie se déroule lui aussi, emportant
les hommes, bouleversant les valeurs, infligeant aux idées de cruelles épreuves.
Je voyais sur l’écran, ces marins des grands jours de la Commune russe suivre
au combat l’Agitateur que la parti leur envoyait. Devant moi se levaient des
visages d’autrefois, quelques-uns vivants, les morts plus nombreux, plusieurs
morts de la veille. Petrograd rouge avait alors un agitateur extraordinaire, d’un
physique assez ressemblant à celui que l’on voit dans le film, avec toutefois
vingt-cinq ans de moins. C’était un ouvrier revenu d’Amérique, le front
couronné de flammes blondes, la voix puissante, le geste rude ; un
entraîneur d’hommes que l’on envoyait dans tous les sales coins pour tenir le
coup, le coup dur, régulièrement. Il s’appelait Serge Zorine et il est
maintenant dans un camp de concentration.
Quatre autres hommes incarnaient la défense de la ville en
danger. Et sans eux le film est comme décapité car ils étaient partout. À de
pareils moments, les chefs en effet donnent de leur personne. Il le faut par
principe, il le faut pour l’exemple. Bon pour les généraux blancs de mourir
dans leur lit après avoir raté les offensives les plus coûteuses ! De ces
quatre hommes incarnant la résistance et sans lesquels le courage des marins et
des ouvriers se fut peut-être dépensé en vain, un seul survit, l’exilé de
Norvège ; trois autres viennent d’être passés par les armes à Moscou. Zinoviev présidait le Soviet et ce n’était pas, je vous
assure, une sinécure. Le Soviet répondait du ravitaillement, de la sécurité
intérieure, de l’organisation à l’arrière… Or, il arrivait que la population
laborieuse reçut pour la journée, pour toute alimentation, une ration de deux à
quatre verres d’avoine par tête… La flotte britannique bloquait Cronstadt, des
avions survolaient la ville ; les gens levaient curieusement la tête vers
eux et prêtaient l’oreille aux détonations. Le bruit courut un jour que les
Anglais débarquaient des troupes. Nous n’eussions pas pu tenir contre quelques
bataillons frais et bien équipés. Zinoviev dit, en plongeant la main dans sa
chevelure ébouriffée (c’était son geste ordinaire quand il se sentait très
embêté) : « Essayons tout de même, il nous reste l’agitation… »
Et nous imprimâmes des tracts en anglais…
Evdokimov, vieil ouvrier grisonnant, rentré de Sibérie, se
partageait entre les services civils de la défense et le Conseil
révolutionnaire de la guerre. Il trouva moyen de passer les marins en revue sur
la place du palais d’Hiver, à cheval, en veston, le revolver à la ceinture et
coiffé d’un canotier… Il jurait comme un païen, on l’accusait de boire en
cachette avec des copains fraudeurs – l’alcool était rigoureusement prohibé, – il
présentait allègrement les plus saumâtres nouvelles et trouvait moyen de puiser
dans le cauchemar même des raisons d’énergie. Je le revois entrant dans une
salle de comité et s’exclamant : « Bon, ça y est ! Les derniers
wagons de munitions seront vides ce soir ! » Ça ne lui donnait pas le
cafard. Ça voulait seulement dire qu’il fallait tout de suite mobiliser
celui-ci, ceux-là, d’autres encore, sauter sur une moto, faire une apparition
nocturne à la manufacture d’armes de Sestroretzk, faire surgir de terre, pour
demain, d’autres wagons… Et l’on y arrivait.
Le quatrième s’appelait Bakaev. Il remplissait de lourdes
fonctions. Président de la Tcheka… Nous prenions quelquefois l’auto ensemble
pour rentrer à la Maison des Soviets. Trente ans, un beau garçon au visage
ouvert très russe, régulier de traits, volontiers souriant ou rieur. Nu-tête le
plus souvent, habillé d’une blouse légère, brodée au col et déboutonnée. Sa
femme, pâle et pensive, aux bandeaux bien tirés, était secrétaire du Soviet. Elle
fut au téléphone dans le palais presque désert de l’Exécutif, pendant les pires
nuits, celle où l’on s’attendait à devoir défendre chaque coin de rue d’un
moment à l’autre, sans retraite possible. (À présent, elle est dans un camp
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