Retour à l'Ouest
beauté – le puissant nez
courbe, le front dégagé, la chevelure léonine, les yeux profonds, la bouche
charnue, tous les traits accentués et virils –, l’homme d’une race montagnarde
qui a le mieux conservé à ce jour les types et les mœurs d’une féodalité saine.
En 1905, la Géorgie socialiste fait sa première révolution, bientôt vaincue.
Pendant les années de réaction, les bolcheviks géorgiens, au
nombre desquels figurent Koba (Staline), Ordjonikidzé, le légendaire Kamo, mort
il y a quelques années, le légendaire Tsintsadze, également mort (déporté en
qualité d’opposant) et aussi Krassine, et bien d’autres encore font au pouvoir
une sorte de guerre des partisans. Ils exercent systématiquement le terrorisme
individuel, abattent des policiers et des généraux, attaquent les wagons et les
voitures du Trésor pour se procurer des fonds, livrent sur les grand-routes ou
en pleine ville, de véritables combats à la troupe… La répression barbare d’une
révolution populaire provoquait ces résistances et ces attentats. Koba (Staline)
fait tuer le général Griaznov en 1906. Un peu plus tard, il fait poignarder
dans une prison un détenu soupçonné de provocation. En juin 1907, les
terroristes bolcheviks attaquent sur une place de Tiflis, une voiture de l’État
transportant 4 250 000 francs-or dont ils s’emparent. À Kvirili, à
Koutaïs, à Tchiatouri, ils commettent d’autres « expropriations » (c’est
le mot consacré) moins fructueuses, mais également retentissantes. Ces méthodes
de combat étant désapprouvées par le socialisme international, des enquêtes
sont ouvertes par le Comité Central du Parti ouvrier Social-démocrate russe et
le Comité de Transcaucasie n’en attend pas les résultats pour prononcer l’exclusion
des expropriateurs, – et celle de Koba notamment, – exclusion de pure forme du
reste que le CC ne ratifia jamais.
Des mémoires fort intéressants ont été publiés là-dessus en URSS,
il y a quelques années. J’imagine qu’ils sont aujourd’hui retirés de la
circulation. On ne sait pas très bien la part que prit à ces luttes Sergo
Ordjonikidzé. Toujours est-il qu’après plusieurs arrestations et une fuite à l’étranger
qui lui permit de fréquenter, près de Paris, l’école marxiste fondée par Lénine
à Longjumeau, on le retrouve forçat à la forteresse de Schlüsselbourg d’où il
ne sortira qu’en 1917, libéré par la révolution. Sur ce forçat, j’ai eu des
renseignements personnels : bon camarade, inébranlable et studieux…
Il ne devait arriver à une situation de premier plan dans le
parti que vers la fin de la vie de Lénine. Lénine ne l’aimait pas, à cause de
sa brutalité naturelle. En 1924, Ordjonikidzé se signale en réprimant avec
cruauté le soulèvement de la Géorgie. Il préside en 1926-1927, la Commission de
Contrôle du parti et y témoigne envers l’opposition de velléités de loyauté, voire
de libéralisme. Ce dur militant, formé dans un pays moyenâgeux à bien des
égards, dur envers lui-même, sans merci dans la guerre civile, nous révèle
alors une étrange nature à la fois faible et scrupuleuse. À tous les mauvais
tournants qui vont se suivre pendant dix ans, jusqu’aux récentes exécutions des
fondateurs du parti, des crises de conscience le bouleversent. Mais il finit
toujours par pencher du côté des plus forts parce que ce sont eux qui incarnent
à ses yeux le parti et la révolution…
Il dirigeait depuis plusieurs années avec Piatakov – fusillé
le 1 er février – le Commissariat de l’industrie lourde, c’est-à-dire
à la fois l’industrialisation et les armements de l’URSS On venait de fêter son
cinquantième anniversaire d’une façon telle qu’il était devenu, après Staline, le
deuxième personnage du Bureau Politique. Des gazettes, à propos de sa mort
subite, ont lancé la rumeur d’un assassinat. Rien ne l’accrédite pour le moment
et il y a trop de ténèbres là-bas pour que nous consentions à en ajouter sans
les plus sérieuses raisons. La fin d’Ordjonikidzé me paraît, au contraire, tout
à fait naturelle. Les exécutions de ses vieux camarades et plus particulièrement
celle de son plus intime collaborateur, Piatakov, avaient sans nul doute soumis
sa conscience et son cœur à de rudes épreuves. Le cœur est un viscère dont on
abuse aux époques de terreur. Le révolutionnaire le mieux trempé n’endosse pas
sans risquer une
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