Retour à l'Ouest
collègue de l’Académie
communiste, récemment dissoute du reste, Pasukanis , jusqu’ici
maître incontesté de l’enseignement du droit soviétique, vient d’être arrêté. Sa
doctrine du droit serait entachée d’idées d’opposition. Il va sans dire que la
philosophie du droit doit être adaptée aux besoins du régime en voie de création,
et comme ce régime n’a plus ni les aspirations ni les orientations des premiers
temps, de nouveaux maîtres s’imposent avec de nouvelles interprétations des
idées…
Devons-nous, du fait que l’État moderne, et surtout l’État
totalitaire, gouverne l’idéologie des peuples, tirer des conclusions
pessimistes ? Il y a certes là de grands dangers. La fabrication des
idéologies joue un rôle capital dans la préparation et la conduite de la guerre ;
de même, elle contribue au maintien de régimes politiques rétrogrades ou
contraires à l’intérêt de la communauté. Dans ces deux cas, son objet est de
donner le change et il faut bien qu’elle exploite à la fois certains instincts,
certains intérêts et le mensonge. Ne fermons pas les yeux sur la force
redoutable des idées fabriquées ; mais que cette force ne nous fasse pas
désespérer non plus…
En définitive se pose ici le problème de la technique. La
technique maîtrisera-t-elle l’homme et le conduira-t-elle où il ne voudrait pas
aller, comme le craint un Duhamel [118] ?
Restera-t-elle, avec l’appareil de l’État, au service de minorités intéressées
à tromper les majorités ? Nous n’avons aucune raison de le croire. Nous
avons, au contraire, tout lieu de penser que l’homme, créateur de la technique
et qui par la technique domine la nature, s’évade de la bête, finira, bientôt
peut-être, par apprendre à la diriger au profit de tous. Ce jour-là, l’éducation
et l’idéologie, mises au service de la vérité et non plus d’intérêts particuliers,
retrouveront les chemins d’une liberté nouvelle, puissante et féconde. L’État
totalitaire, détruit ou résorbé dans la collectivité, aura vécu. Utopie ? Songez
combien, malgré ses cruautés, ses déceptions, ses faillites, le temps présent
réalise d’utopies d’hier. L’histoire n’est pas pressée ; elle va vite tout
de même.
Adieu à Gramsci *
8-9 mai 1937
Les foules chantantes du 1 er Mai s’écoulaient
lentement, sans fin semblait-il, par les boulevards de Paris. Les Métaux
passaient par usines, avec leurs drapeaux. La puissance et la joie émanaient de
ces masses en mouvement. Le temps travaille pour nous. Dans ces mêmes rues, il
y a vingt-cinq ans, j’assistais à d’autres manifestations de mai. C’était l’époque
où le préfet Lépine faisait régulièrement assommer les manifestants par ses
brigades centrales. La garde républicaine montée balayait en carrousel la place
de la République. Jour des gueules cassées. Pour avoir tiré un coup de revolver
contre des brutes qui piétinaient une femme, quelque pauvre jeune copain s’en
irait bientôt au bagne. Les drapeaux rouges étaient interdits. On travaillait
dix heures par jour et six jours sur sept…
Il me fallait ces souvenirs et ces pensées pour accepter ce
calme premier mai, trop ensoleillé, trop fleuri, trop joyeux peut-être, pendant
qu’à moins d’une journée de voyage – quelques heures d’avion – l’Espagne est
couverte de sang, pendant que des vaincus tournent en rond, sans espoir, dans
les camps de concentration d’Allemagne, pendant qu’au pays même de notre
révolution victorieuse tant de vieux révolutionnaires soutiennent dans les
prisons, pour leur foi socialiste, de si sombres luttes… Et des jeunes
militants distribuaient de petites feuilles encadrées de noir annonçant la mort
d’Antonio Gramsci dans une infirmerie pénitentiaire d’Italie…
Nous suivions ensemble, en 1925, à Vienne, la manifestation
communiste du 1er Mai [119] .
Depuis, son nom m’est revenu d’année en année du fond des geôles fascistes. Et
le voilà parti, vieux camarade, après neuf années de résistance stoïque. Il
avait depuis longtemps accepté cette mort – ou toute autre, lui qui, après
Matteoti, demeura à Rome, député comme lui, menacé comme lui –, lui, infirme et
débile, mais armé d’une intelligence aiguë et d’un courage sans défaut… À la
fin, ils l’ont tué.
C’est un vrai grand nom de l’Internationale communiste des premiers
temps qui s’en va avec cette pauvre dépouille
Weitere Kostenlose Bücher