Retour à l'Ouest
enterrée dans un pénitencier
fasciste. Jusqu’à sa dernière heure, venue le 27 avril, Antonio Gramsci est
demeuré le leader en titre du PC d’Italie. Emprisonné avec Umberto
Terracini et quelques autres militants de cette trempe depuis le 5 juin
1928, la geôle l’avait maintenu à l’écart des luttes de tendances qui ont
ravagé l’IC, provoquant presque partout l’élimination des hommes de sa
génération et de sa valeur. J’ai tout lieu de penser qu’il savait ce qu’il
faisait en choisissant autrefois entre l’exil (ses divisions sans fin, ses
amères petites luttes souvent démoralisantes) et l’action illégale dans son
pays. L’action illégale pour Antonio Gramsci que sa difformité et son beau
visage au grand front rendaient reconnaissable du premier coup d’œil ! En
l’acceptant, il acceptait sa perte, sachant bien que ce serait bientôt vingt ou
trente ans de réclusion. Il pensait que sa place de chef était là, dans une
cellule, resterait là jusqu’à sa mort ou la mort du régime. Il faut donner l’exemple.
Dire encore non à l’État totalitaire sous les dalles de ses oubliettes. Maintenir
dans ces ténèbres la flamme de l’inévitable révolution… Car le fascisme creuse
– et profonde ! – sa propre fosse.
Nous nous rencontrâmes souvent au cours des années 1924-1925.
Vienne socialiste lui offrait alors un asile momentané. Il vivait très
pauvrement, seul, dans une chambre d’étudiant. Perpétuel étudiant, d’ailleurs. J’aimais
à l’entendre parler de son enfance misérable, du peuple de son pays, des
dignitaires du fascisme qu’il savait déshabiller en quelques mots impayablement
railleurs. Nous nous interrogions avec anxiété sur les destinées de la
révolution russe. Gramsci voyait très clair. Nourri de vraie culture marxiste, saisissant
à fond, au-delà des formules, la réalité.
Il portait une lourde tête au front bosselé, haut et large, au
regard aiguisé, sur un pauvre corps difforme, carré d’épaules, cassé en avant, bossu.
Ses mains grêles et fines avaient dans le geste un étrange charme. Assez
maladroit dans le petit train-train de l’existence quotidienne, se perdant dans
les rues familières, distrait, insoucieux de la commodité du gîte ou de la qualité
du repas, qu’il était pourtant fortement et malicieusement de ce bas monde – mais
bien au-dessus des choses basses ! Véritable intelligence italienne, c’est-à-dire
infiniment déliée, rompue d’instinct à la dialectique, prompte à déceler le
faux pour s’en moquer, pour le tuer – car il était profondément honnête – d’un
trait d’ironie…
Indigence des mots ! Comment esquisser un tel portrait
devant une tombe fraîchement comblée ? Comment dire ce que nous perdons – et
ce qui nous reste d’imperdable – quand la mort éteint derrière des fenêtres à
barreaux tant d’âme, de grandeur, de dévouement ? La force même du
sentiment vous réduit à une sorte d’impuissance.
Adieu, camarade, adieu.
Le Poète de la Commune *
1 er -2 mai 1937
S’il n’avait été que l’auteur de l’« Internationale »,
Eugène Pottier mériterait déjà une grande place dans nos mémoires. Mais il fut,
à la vérité, un admirable porte-parole du prolétariat français. Combattant de
1848 et de la Commune, ce n’est pas le hasard, c’est une logique sociale d’une
rare justesse qui fit de lui le créateur de l’hymne ouvrier.
J’ai là ses
Chants
révolutionnaires
[120] ,
que l’on vient de rééditer (l’excellente idée !) et je vous assure qu’aux
jours anniversaires de la Commune, pendant la guerre civile d’Espagne, ils ont,
ces chants, le plus bel accent de force et de fierté ouvrières. Je n’en connais
pas d’autres, en langue française, qui aient cette allure ; ils me font
penser aux chants des révolutionnaires russes…
Une lettre de Pottier à Lafargue raconte brièvement sa vie.
« Né à Paris en 1816. À treize ans, je fus apprenti chez mon père établi
rue Sainte-Anne… J’appris seul les règles de la versification dans une vieille
grammaire de Restaud, découverte dans les moisissures d’une armoire condamnée… »
Voici pour l’adolescence. Et voici pour l’homme : il est d’une telle
discrétion qu’on en sourit : « Je ne fis jamais, à proprement parler,
de politique militante, sauf en juin 1848 où je faillis être fusillé… »
Élu, plus tard, à la Commune, « à l’entrée des
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