Retour à l'Ouest
réflexions me sont suggérées par une plaquette de
quarante pages, signée d’une inconnue – Laure Duga – et publiée par un mien ami
assez fantaisiste pour faire vivre à Paris depuis une bonne vingtaine d’années
une petite revue indépendante perpétuellement déficitaire (
Les Humbles
) [115] . Sous ce titre d’une
netteté d’adresse télégraphique :
Maternelle
Clignancourt
– une femme intelligente et qui a du cœur, y peint, en
touches sobres, d’une couleur intense, le portrait de l’enfant de Paris… Pas
celui des beaux quartiers. L’enfant du bas peuple. En somme, la victime la plus
désarmée de notre société… Des gens de lettres s’exclameraient, devant ces petites
pages sans prétention, ni de style, ni de succès : « Mais c’est du
document ! ». Sans doute. Document sévère sur le temps présent.
L’enfant d’une rue mal famée raconte tranquillement à la
maîtresse d’école : « Cette nuit, je n’ai pas dormi. Hier soir, dans
notre allée, le Sourd-Muet est allé chez le Portugais. Le Grand l’attendait à
la porte et il l’a poussé quand il est sorti. Il lui a donné six coups de couteau ;
son œil saignait ; il y avait du sang partout sur lui et sur le couteau et
il criait, il criait. Il y a encore du sang par terre ce matin. Maintenant le
Sourd-Muet est à l’hôpital et le Grand en prison. »
Une fillette, « frisée et sage comme une héroïne de la
comtesse de Ségur » est venue toute couverte de petites taches rouges sur
sa jolie chair… « Qu’as-tu ? Qui t’a piquée ? – Maman n’avait
rien pour me coucher ; elle a ramassé une paillasse aux ordures dans la
rue ; mais la paillasse elle est pleine de bêtes. »
Une fillette de 10 ans, enceinte, répond au docteur :
« Je ne sais pas si c’est mon papa, mon tonton ou mon grand-père ; nous
couchons tous ensemble. »
Au-delà de cette vérité du fait-divers – qui est le fait
banal en bien des cas, – voici celle de l’âme de l’enfant. Marcel « à
force d’avoir entendu sa grand-mère célébrer Costes et Bellonte, est persuadé d’avoir
traversé l’Atlantique avec eux [116] .
Comme un jour je me moquais doucement de lui : Et celui-là qui s’imagine
avoir traversé l’océan en avion ! Il m’a regardé avec reproche et m’a dit
avec obstination : – Bien sûr que j’y étais. » Pas hâbleur, mais
sincère, vivant sur une grande émotion rêvée, Shakespeare et Victor Hugo eurent
ainsi l’âme de tous leurs personnages…
Si le dressage mécanique n’étouffe pas son imagination, le
petiot qui demande parce qu’il neige et grêle : « Quand le ciel sera
tout tombé en morceaux, que restera-t-il là-haut ? » parlera un jour
le langage des poètes… Mais je doute fort qu’il ait cette chance. On fabrique
trop de canons aujourd’hui pour que l’enfance puisse échapper aux tares et aux
charges, démesurées pour les petites épaules, de la pauvreté. Les plus heureux
des gosses du faubourg seront des ouvriers ; les plus malchanceux sont
voués aux déchéances sociales, à la prison, aux sordides petites luttes sans
issue… On pourra leur faire des cours de morale, leur appliquer les lois, consigner
leurs fautes dans les statistiques – quelle dérision ! C’est tout le
problème de la transformation sociale que l’Enfant blême nous pose doucement, une
fois de plus. Notre civilisation, fondée sur tant de barbarie, nourrie d’iniquité
par l’exploitation du travail, se condamne elle-même avec éclat sitôt qu’on la
considère, sous quelque angle que ce soit, avec un peu d’attention (à base de
sentiment humain…) L’économiste constate que les autarchies sont dans l’impasse,
que la libre-concurrence est morte, que les grands trusts font figure d’ennemis
publics ; le philosophe et l’homme de la rue éprouvent la même angoisse à
voir les États préparer la guerre en y consacrant des ressources qui, employées
au profit de la collectivité, suffiraient à rendre vite le monde infiniment
plus habitable ; le militant ouvrier songe aux coups de force, à l’étranglement
des libertés, aux camps de concentration, – et songe à se battre. Autant d’aspects
du même problème. L’enfant ne sera sauvé qu’avec nous tous.
Grande raison de nous pencher sur lui et de l’aider à vivre :
car il nous aide alors à mieux travailler et combattre pour l’avenir.
Pensée dirigée
24-25 avril 1937
La vieille querelle
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