Retour à l'Ouest
assez ingrat et doit
être sérieusement blindé contre les injures combinées des vendus, des salauds
et des imbéciles. » On le lui a bien fait voir peu de jours plus tard en
le débarquant du
Canard enchaîné
pour s’être permis quelques mots sévères sur de fort vilaines histoires… Le
Canard
, lui aussi, avait reçu ses consignes [148] .
Boris Pilniak
31 juillet-1 er août 1937
Des dépêches de Moscou ont annoncé l’arrestation, ou plus
exactement la disparition, du plus renommé des écrivains soviétiques, Boris Pilniak . Le certain, c’est que les journalistes étrangers
accrédités en URSS ne savent pas ce qu’il est devenu et que la
Gazette Littéraire
(
Literatournaya Gazeta
) l’a mentionné
parmi les « ennemis du peuple ». Dès lors, on est fixé, malgré l’incertitude.
On lui reprocherait, d’après certaines rumeurs, d’avoir secouru Radek et sa
femme pendant la période de disgrâce qui précéda leur arrestation. Boris
Andreevitch Pilniak est fort capable assurément d’un « crime » de ce
genre. Depuis des années, il tenait à grand-peine, sans cesse suspecté, plus ou
moins boycotté, évincé de la place qui lui revient de plein droit dans les
lettres russes. Tout ceci à cause de son mauvais esprit, disons mieux, de son
indépendance d’esprit, étoffée d’un profond sentiment humain… Je le connais
bien, je connais ses faiblesses, j’ai suivi toutes les petites lâchetés qu’il a
commises en dix ans pour se faire pardonner son talent et son âme, éviter le
bannissement, la prison, la déportation [149] .
Je n’en suis que mieux à même de lui rendre justice. On n’imagine pas, de l’extérieur,
à quelles effroyables pressions l’homme de pensée est soumis par les régimes
totalitaires : le sachant, on ne se sent plus cœur de condamner les menus
reculs, les petites turpitudes, les petites vilenies même que le régime réussit
à imposer à ceux qui s’évertuent à maintenir, fût-ce en veilleuse, cachée et
masquée, une conscience tant soit peu libre…
D’origine allemande, Pilniak est cependant un écrivain
spécifiquement et – que l’on me permette un grand mot juste – magnifiquement
russe. À quarante ans, il a derrière lui une vingtaine de volumes où foisonnent
les pages de première force. Il s’est formé pendant la révolution qu’il a vécue
tout entière dans des villes de province, obscurément. Il émergea au premier
plan de la nouvelle littérature post-révolutionnaire, celle qui naquit, étonnante
de fraîcheur et de grandeur, dès la fin de la guerre civile, en 1922-1925. Il y
fut incontestablement le plus grand. Deux ou trois de ses livres ont été
traduits dans le monde entier : je connais en français des traductions de
L’Année nue
et de
La Volga se jette dans la Caspienne,
parues
si je ne me trompe, chez Gallimard [150] .
Peu d’écrivains ont su condenser comme Pilniak, dans la nouvelle ou le roman, la
réalité, le mirage, le lyrisme, à la fois humain et inhumain, le tragique et l’humble
quotidien de la révolution. De là précisément le dangereux conflit avec la
littérature officielle qui, à partir des premières victoires de la bureaucratie
sur le prolétariat, met le romancier du monde soviétique dans une situation de
plus en plus intenable.
Dès 1927-1928, le régime bureaucratique exige des écrivains
une littérature de propagande strictement inspirée des mots d’ordre de l’année [151] . Les conditions
d’existence des masses, qui s’amélioraient à vue d’œil depuis 1921-1922
commencent à empirer rapidement par suite de l’affermissement d’une dictature
de coterie qui multiplie les fautes ; la collectivisation forcée de l’agriculture,
cette sorte de guerre aux paysans, amènera bientôt la dure famine des années
1932-1935. Le sentiment humain (qui est pourtant la seule base morale de toute
conviction socialiste) devient dans ces conditions un « sentiment
contre-révolutionnaire ». On l’écrit, on le proclame sur tous les tons. Ne
conduit-il pas à plaindre les affamés, les persécutés, les vaincus, les
fusillés ? Or, l’hypocrite doctrine officielle, si énorme que cela paraisse,
affirme qu’il n’y a dans le vaste pays convulsé ni affamés ni persécutés et que
les masses approuvent d’enthousiasme les exécutions nécessaires au salut public…
De retour, en 1929 ou 1930, d’une petite ville de la Volga
dont il avait vu de près la morne détresse,
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